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N°171 - Numéro spécial : Les mobilisations sanitaires des États et de l’Union européenne face à la première vague de Covid-19 (dec 2020)
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Italie .Après le choc initial, des ressources renouvelées pour le système sanitaire, en attendant une réforme plus ambitieuse ?

Mara TOGNETTI-BORDOGNA, Battista Roberto POLILLO et Jean-Olivier MALLET

Premier pays européen touché par la pandémie de Covid-19, l’Italie a dû faire face à la crise en s’appuyant sur un système de santé affaibli par des coupes budgétaires après la grande récession de 2008-2009, et aux moyens variables selon les Régions. Les tensions entre l’État central, responsable en cas d’urgence sanitaire, et les Régions, en charge de l’organisation de soins, ont pu entraver les réponses à la pandémie. L’adoption rapide de mesures d’exception (décrets Cura Italia et Rilancio) a permis néanmoins de renforcer temporairement les moyens financiers et humains du système national de santé en prévision d’une seconde vague épidémique, et le choc traumatique de l’épidémie de ressusciter l’intérêt pour une réforme sanitaire ambitieuse.

Mots-clés : Italie, Covid-19, État, système de santé, hôpital, inégalités de santé, professionnels de santé, pénurie de matériel médical, accès aux soins, confinement, urgence sanitaire.

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L'Italie dispose d’un système de soins, majoritairement public et universaliste, qui a été l’objet depuis au moins une décennie d’une érosion progressive de sa capacité à protéger la santé d’une population vieillissante et soumise aux pathologies chroniques. Les pouvoirs publics en Italie, premier pays européen touché par la pandémie de Covid-19, ont cherché à y faire face avec rapidité et détermination, comme en témoigne la décision rapide d’isolements collectifs (« zones rouges »), puis de confinement généralisé. Mais les tensions entre l’État central, responsable en situation d’urgence, et les Régions, responsables des systèmes de soins, ainsi que l’affaiblissement d’une culture de « soins primaires » territoriaux et de santé publique, ont entravé les réponses à l’épidémie. Néanmoins, après une période de sidération, les autorités sont parvenues à maîtriser la contagion et à éviter une expansion incontrôlée du virus, non sans conséquences irréversibles du point de vue du nombre de décès qui lui sont liés (plus de 35 000 à la mi-septembre). 

Nous décrivons d’abord l’histoire récente de l’organisation des soins et de leur financement en rappelant brièvement l’origine du système de santé italien et ses principales réformes et en soulignant la diversité des modèles régionaux. Nous analysons ensuite l’impact de l’épidémie et les réactions publiques qu’elle a suscitées. Nous évoquons enfin les propositions avancées dans le débat public pour adapter le système de santé aux défis démographiques et épidémiologiques du XXIe siècle.

Un système de santé universaliste, sous-financé et différencié selon les régions

Premier pays européen à subir l’épidémie de Covid-19, l’Italie doit improviser une réponse sanitaire en s’appuyant sur un Service national de santé (SSN) créé en 1978 mais appauvri depuis au moins une décennie (encadré 1).

La dépense publique de santé, qui atteignait 7,2 % du PIB en 2000, tombe à 6,6 % en 2017 (tableau 1). Mais dans le même temps, le PIB italien a pratiquement stagné : à cette réduction relative de la dépense publique de santé correspond ainsi un appauvrissement de 37 milliards d’euros entre 2009 et 2017 pour le secteur de la santé. Si le taux de croissance moyen annuel était de 7,4 % entre 2001 et 2005, il tombe à 3,1 % dans la période 2006-2010 et stagne de 2011 à 2015 (-1 % en 2013) (graphique 1). Mais ces taux nominaux annuels de 0,9 % entre 2000 et 2019 doivent être en outre déflatés de l’inflation annuelle moyenne sur la période (+1,07 %), supérieure à l’inflation générale dans le secteur de la santé en raison de l’innovation (équipements, pharmacie, etc.).

Ce progressif désengagement financier du service public a deux conséquences : d’une part, un décrochage de la dépense par habitant de l’Italie par rapport aux pays du Nord de l’Europe [1] ; d’autre part, une augmentation de la dépense privée directe, peu intermédiée : +2,2 %, soit 25 % de la dépense totale de santé, qui représente 9 % du PIB.

Une dimension de cet appauvrissement concerne le personnel : entre 2008 et 2017, 46 000 postes sont supprimés (-6,2 %), ce qui touche d’abord les personnels non soignants pénalisés par l’externalisation des tâches annexes, mais aussi les médecins (-6,2 %) et les infirmiers (-4,8 %) (tableau 1).

De surcroît, l’émigration professionnelle des jeunes, précarisés, vers les pays du Nord concerne plus de 9 000 médecins dans les années 2010 [2].

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Parallèlement, le nombre de lits de soins intensifs à l’hôpital passe de 7,2/1 000 habitants en 2005 à 3,6/1 000 en 2017 (dont un quart dans le privé), sans que l’hospitalisation de jour ne vienne compenser l’ensemble de ces pertes (tableau 1). Le nombre de lits de soins intensifs atteint 5 100 fin 2019 ; même ajoutés aux soins intensifs néonataux et aux lits des unités cardiologiques, ces ressources seront insuffisantes pour répondre à l’épidémie de Covid-19, générant un fort taux d’hospitalisation, en particulier en soins intensifs.

L’impact des coupes budgétaires sur le système de soins est connu : augmentation des listes d’attente, renoncement aux soins d’une partie de la population, recours au privé conventionné. Dès les années 1980 sont introduits des tickets modérateurs. Ceux-ci varient selon les régions et en fonction de l’âge, des revenus et des pathologies ; ils concernent la pharmacie, les examens médicaux et d’imagerie médicale et les visites chez les spécialistes (Sarti et al., 2014). Ils sont en règle générale directement payés par les ménages, ne sont que peu pris en charge par les mutuelles individuelles et d’entreprise, et sont généralement plus substitutifs (soins dentaires, appareillage, thérapies alternatives…) que complémentaires. De 2012 à 2019 sont ajoutés des « super-tickets modérateurs », finalement supprimés par la loi de finances 2020, qui programmait aussi quelques modestes mesures de relance du SSN. L’ensemble de ces copaiements a eu pour effet d’inciter le patient à recourir au secteur privé conventionné [3] ou à se rendre aux services d’urgence des hôpitaux, au risque de les saturer.

Si l’État détient une responsabilité en matière de santé internationale, d’établissement des standards des prestations exigibles sur tout le territoire national (LEA), ainsi qu’en cas d’urgence sanitaire, les 20 Régions, c’est-à-dire leur exécutif et leur président, ont une large autonomie en matière d’organisation des soins, de financement supplémentaire (impôts régionaux et tickets modérateurs) et de nomination discrétionnaire des personnels de direction des ASL (Tognetti Bordogna, Ornaghi, 2011). Les modèles organisationnels peuvent être si différents que certains observateurs ont pu qualifier l’Italie de « pays aux 20 systèmes de soins », comme le montrent les cas contrastés de modèles régionaux de santé (encadré 2).

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L’état d’urgence sanitaire est décrété

Une des images médiatiques de l’épidémie est celle de convois de camions militaires à Bergame, évacuant des centaines de cercueils hors de la région pour qu’ils soient incinérés. Le ministère de la Santé italien a dénombré plus de 248 803 personnes contaminées, dont 209 976 ont été guéries et 35 181 sont décédées.

Le 31 janvier 2020, le gouvernement italien déclare « l’état d’urgence sanitaire » pour six mois malgré la défiance initiale de la population, qui par la suite suivra avec discipline les mesures de confinement. Au début, le virus semble relever d’un phénomène exotique. La mise au jour dans les semaines précédentes de petits clusters de pneumonie atypique en Émilie-Romagne ne fait pas l’objet d’une attention particulière : le nouveau coronavirus, qui frappe Wuhan et le Hubei, paraît alors un phénomène étranger à l’Europe. Cependant, l’accumulation de cas suspects puis identifiés interpelle progressivement les autorités sanitaires régionales puis nationales, avant que ne s’impose la perspective d’une pandémie (clusters de Lodi et Codogno en Lombardie et de Vò Euganeo en Vénétie). En revanche, début mars, la vallée Seriana dans le département de Bergame, où l’expansion du virus provoque la saturation des urgences de deux petits centres hospitaliers d’Alzano et Nembro, n’est pas isolée en « zone rouge ». Ni le gouvernement central, ni la Région Lombardie ne s’y résignent. Zone industrielle dense, particulièrement intégrée par ses fournisseurs de composants dans l’industrie automobile allemande, cette vallée échappe au blocage grâce à l’intervention de l’organisation patronale régionale Assolombarda, la plus puissante de la Confindustria, le Medef italien. La crainte de la perte de marchés allemands face à la concurrence de l’Europe de l’Est semble avoir été décisive. La surprise de l’épidémie, sous-estimée lorsqu’elle frappait certaines régions chinoises, avec lesquelles la Lombardie était en relations commerciales, provoque un choc local de sidération, mais la suspension précoce des vols avec la Chine n’interrompt pas les échanges indirects, sources de contagion.

Tandis que le modèle hospitalo-centrique classique – tempéré par une responsabilité collective d’équipe accrue – domine dans l’organisation des soins (urgences, soins intensifs et réanimation…) aux cas suspects et aux patients pour la fourniture du matériel et la gestion du confinement, l’État central, par le biais de la Présidence du Conseil des ministres, impose immédiatement le pouvoir de la Protection civile nationale à ses organes régionaux. Le gouvernement s’appuie alors pour établir les décrets de la Présidence du Conseil des ministres (DPCM) sur un comité technico-scientifique, composé de membres de l’Institut Supérieur de la Santé (virologues, immunologues, épidémiologistes, infectiologues, statisticiens…), d’experts de renom (auprès de l’OMS, d’universités italiennes ou étrangères…) et du Commissaire au Covid-19 (chargé de la logistique des approvisionnements : équipements de protection individuelle ou EPI, tests, oxygène, respirateurs, etc.). Pendant plusieurs semaines, la réunion quotidienne du comité à 18 heures à la Présidence du Conseil, retransmise en direct sur toutes les chaînes de télévision, constitue un moment collectif national, solennel et dramatique, de l’épidémie. Sont ainsi pris jusqu’en avril les actes scandant les décisions des autorités centrales. Certaines Régions (en particulier la Vénétie) ont aussi constitué des comités analogues, dont les avis ont pu contraster avec ceux du Comité national. La légitimation scientifique des comités techniques national et régionaux en aide à la décision politique souffre cependant d’une forte incertitude concernant le virus et de tensions manifestes entre écoles académiques s’agissant des traitements et des perspectives de santé publique. Ce n’est qu’après les communications des experts sanitaires puis des économistes que le Parlement est impliqué dans le débat public, et que d’autres acteurs que les experts sont invités à leur tour à se prononcer sur les perspectives de sortie de crise dans un contexte de moindre visibilité gouvernementale. La présentation devant le Parlement comme l’édiction d’un décret-loi en mai intervient tardivement. L’état d’urgence autorisant le recours aux décrets gouvernementaux est néanmoins prolongé bien au-delà du 31 juillet 2020.

Les hôpitaux au centre de la crise sanitaire en Italie du Nord

Au contraire des travailleurs de certains secteurs industriels allant jusqu’à la grève pour réclamer la sécurité des conditions de travail, ceux des hôpitaux sont d’abord enclins aux protestations individuelles et collectives par voie de presse et sur les réseaux sociaux contre les carences initiales, notamment la rareté des EPI dans certains services. Ce n’est que bien plus tard que des mouvements de revendication, portés par les organisations syndicales, émergent dans les établissements.

La difficulté des hôpitaux lombards à faire face à l’afflux de malades symptomatiques début mars, notamment dans les départements de Bergame puis de Brescia, constitue un signal fort, qui provoque la mise en place de mesures rapides de renforcement des services de soins intensifs et l’extension du confinement, généralisé à l’ensemble du pays le 9 mars 2020.

Ces mesures de renforcement sont pour une part internes aux hôpitaux : double accès aux urgences avec un pré-triage sous tente devant l’hôpital, ré-organisation des services (transformation temporaire de l’infectiologie et de la pneumologie en services de traitement des patients atteints du Covid-19, transformation parallèle de lits de soins en lits de pré-sortie après réanimation, voire intubation). Mais ces transformations d’initiative interne souvent appuyées par les directions hospitalières, comme les initiatives spontanées de reconversion temporaires d’entreprises textiles en fabriques de masques et d’usines métallurgiques en production de respirateurs, n’auraient pu répondre à la pression épidémique sans une intervention combinée du ministère de la Santé, de la Protection civile et des Régions : avec le décret Cura Italia dès mars, des EPI, du matériel de réanimation (respirateurs, parfois rapportés en Italie par le ministre des Affaires étrangères) et surtout du personnel ont pu arriver dans les hôpitaux des régions touchées. De surcroît, des étudiants en médecine ayant passé l’examen de 6e année et des internes de diverses spécialités sont affectés aux services dédiés au Covid-19, leur période de soins étant validée sur le plan universitaire dans le stage hospitalier. Deux appels à volontaires médicaux (9 000) et infirmiers (5 000) sur contrat à durée déterminée ont été par ailleurs lancés avec succès : médecins remplaçants disponibles, mais aussi jeunes retraités, et, dans un pays au faible nombre d’infirmiers, intérimaires ou titulaires acceptant une disponibilité pour cause d’intérêt majeur.

La Région Lombardie, en pleine crise épidémique, inclut les hôpitaux publics et privés accrédités-conventionnés dans le Plan Covid. Mais faute de services d’urgence suffisants et de structures de soins intensifs dans le privé, ce sont surtout ses laboratoires d’analyse biologique qui sont mobilisés pour les tests, lesquels sont limités cependant aux cas suspects et non élargis aux membres asymptomatiques des familles. La Région Vénétie procède en revanche à une campagne de tests sur ces derniers, qui se révèle efficace.

L’apport du service de santé des armées est double : des médecins militaires interviennent en appui dans des services hospitaliers, cependant que l’armée procède à l’installation d’hôpitaux temporaires de campagne à Brescia, Crémone et Crema. Mais la présence la plus médiatisée est celle de l’arrivée à Rome et à Milan de deux équipes médicales chinoises en provenance directe de Wuhan, d’une équipe russe dans des avions-cargos lourdement chargés de matériel de réanimation, de la brigade internationale médicale cubaine Henry Reeve spécialiste du virus Ebola et enfin d’une trentaine de personnels albanais accompagnés du Premier ministre italophone de Tirana : cette aide internationale vient en appui localement des personnels hospitaliers et élargit les échanges thérapeutiques et scientifiques sur les virus ; elle a aussi un impact dynamisant au moment le plus dramatique de l’épidémie, quand l’Italie se sent alors isolée de l’Europe à cause de la contagion, ailleurs mal perçue. Et ce, malgré quelques donations de matériel et le transfert de 47 patients soignés dans des hôpitaux allemands.

Maisons de retraite et médecins généralistes à la peine

L’impact sur le système hospitalier est celui qui a marqué le plus les esprits dans la phase initiale de l’épidémie, mais progressivement, en fin de cette phase aiguë, deux angles morts sont révélés : les maisons de retraite et les décès à domicile. Malgré la suspension des visites des familles dès début mars, l’invasion de l’épidémie dans les maisons de retraite (residenze sociali assistite, RSA) des départements de Bergame et de Brescia puis rapidement de Milan est favorisée par plusieurs facteurs : la faiblesse du contrôle médical et infirmier dans ces établissements peu médicalisés, l’absence prolongée d’EPI et la décision de certains d’entre eux (16 sur 400 en Lombardie) de recevoir sur demande de la Région (délibération du 8 mars) des patients atteints du Covid-19 sortis de l’hôpital contre paiement d’un prix de journée supplémentaire, alors même que les locaux et l’organisation des équipes ne se prêtent pas à l’isolement. L’effet est dramatique pour les résidents de ces établissements, pour les personnels livrés à eux-mêmes et pour les familles interdites d’accès même lorsque leurs proches sont mourants. De nombreuses familles constituées en comités dénoncent ainsi les établissements et les autorités sanitaires régionales. La faiblesse de la médecine territoriale, particulièrement en Lombardie, disposant de peu d’EPI et de tests naso-pharyngés et sans procédures coordonnées d’intervention, rend difficile son intervention au domicile des patients suspects de signes cliniques Covid. Ceux qui ne sont pas transportés à l’hôpital avec les conséquences parfois catastrophiques déjà soulignées (notamment dans le département de Bergame) peuvent être laissés sans visite ni intervention à domicile, au risque d’une contamination des membres de la famille et d’une aggravation du tableau clinique. Un certain nombre d’entre eux décèdent à domicile sans qu’un test ait été effectué ni durant la maladie ni post mortem. Il s’en suit un re-calcul des décès liés au Covid-19 non seulement basé sur les décès confirmés à l’hôpital et publiés chaque jour par la Protection civile, mais aussi sur celle de la sur-mortalité constatée à partir des certificats utilisés par l’institut national de statistiques (Istat) et l’Institut national de la prévoyance sociale (INPS), principale entité du système public de retraite italien. Les médecins généralistes, qui ont poursuivi les visites durant cette période, connaissent un taux de morbidité et de mortalité exceptionnel [4]. L’ordre des médecins départemental de Bergame, puis celui de la Région Lombardie dénoncent la gestion régionale « irresponsable » de l’épidémie. Dès fin mars, le décret Cura Italia met en place les unités spéciales de continuité des soins (unite speciale di continuità assistenziale, USCA), chargées de suivre téléphoniquement, via Skype ou à domicile, les cas suspects, les malades ou ceux sortis de l’hôpital : formées d’internes en médecine, de médecins de santé publique, de « garde médicale » (SOS Médecins publics, souvent en CDD), ces équipes, qui viennent en appui des généralistes, se constituent assez lentement. Au printemps, lors de l’élaboration d’un document d’organisation des USCA sur le territoire national, les tensions sont vives entre fonctionnaires du ministère de la Santé et représentants syndicaux de l’organisation majoritaire des généralistes (FIMMG) : les premiers sont favorables à l’attribution de la responsabilité des unités aux districts (structures publiques de soins primaires), tandis que les seconds revendiquent l’hégémonie des médecins généralistes, au point de provoquer un ralentissement dans la mise en place de ces structures  [5], voire leur suspension dans certaines régions. Enfin, la faiblesse des services de prévention est manifeste, freinant le traçage de la contagion et le contrôle des mesures d’isolement.

Si la Lombardie connaît une explosion de l’épidémie, d’autres régions du Nord sont moins touchées, qui réagissent distinctement et avec plus ou moins d’efficacité selon les cas (encadré 3). C’est vrai notamment de la Vénétie qui conserve un réseau de médecine territoriale dense et qui choisit dès le début, contre les recommandations des experts du gouvernement, une stratégie large de dépistage des malades légers puis asymptomatiques par tests rhino-pharyngés. Ces mesures ralentissent la diffusion du virus et attirent l’attention internationale sur cette stratégie régionale efficace [6]. Les Régions du Sud, au système de soins fragile, font pression pour limiter pendant tout le confinement les déplacements en provenance du Nord et évitent ainsi la catastrophe sanitaire redoutée.

Lent déconfinement et mesures en prévision d’une seconde vague

Le passage progressif au déconfinement consiste en la mise en place de ressources et de mesures de stabilisation de la situation. Il est sanctionné par le décret-loi Rilancio de mai, converti en loi par le Parlement le 24 juillet.

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Redéploiement et réorganisation du système de soins

À partir de fin avril et au cours du mois de mai, les structures temporaires sont progressivement démontées (hôpitaux militaires de campagne, méga-hôpital régional de 21 millions d’euros à la Foire de Milan [7], fermeture de la plupart des « hôtels Covid », redimensionnement des parcours Covid des services d’urgence). Les équipes médicales étrangères quittent les hôpitaux lombards et retournent dans leurs pays. Peu à peu, les examens et soins non-Covid, ceux qui concernent en particulier les pathologies chroniques, souvent suspendus depuis début mars en raison de la réorganisation des services et de l’appréhension des patients, reprennent en fin de printemps à un rythme plus ordinaire. Mais la persistance de l’épidémie (inégale selon les régions) et la crainte d’une résurgence avec le déconfinement (en particulier interrégional début juin) ou d’une seconde vague à l’automne 2020 génèrent une série de décisions aux niveaux régional et national, qui constituent un véritable redéploiement du système de soins au-delà de l’urgence épidémique immédiate. Le rôle des comités d’experts technico-scientifiques, visible pendant la phase précédente, comme l’ont été les positions souvent contradictoires de leurs membres, se poursuit au milieu de critiques croissantes, cependant que des comités d’experts économiques, au statut plus connu, les rejoignent.

Nouvelles ressources pour le système de santé

« Le gouvernement investit dans la santé plus que cela n’a été fait dans les cinq dernières années », affirme à l’été 2020 Roberto Speranza, ministre de la Santé du gouvernement Conte 2. Avec le décret Cura Italia en mars et surtout le décret-loi Rilancio en mai, les sommes supplémentaires dédiées au SSN par l’intermédiaire des Régions sont passées de 2,8 à 4,6 milliards (8,4 milliards au total) : certainement un chiffre important, qui compense pour une part les coupes budgétaires des dix années précédentes (tableau 2). En attendant peut-être d’autres investissements fléchés santé permis par les prêts du Mécanisme européen de stabilité ou du Recovery Fund (New Generation UE).

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Un renforcement des ressources humaines à l’hôpital et dans les territoires est également programmé. De nouveaux lits de soins intensifs sont créés, dont la moitié doivent être disponibles au cours de l’automne. Outre le bonus général pour le personnel hospitalier de 2 000 euros, un « bonus spécial baby » de 1 000 euros sera distribué aux parents concernés. Les internes de 3e et 4e année verront validés leurs stages prolongés en services Covid et bénéficieront d’une augmentation de leur bourse d’étude. Leur revendication historique, « Ma bourse d’étude est ton droit à la santé », a stabilisé pour le moment la formation médicale soumise à une pénurie de postes et de bourses d’internat entre second et troisième cycle. On passe donc de mesures temporaires (rappel de médecins retraités, volontaires d’équipes médicales étrangères, service de santé militaire, mobilisation d’étudiants en médecine diplômés) à des mesures vouées à être pérennisées (recrutement en CDI, régularisation de parcours d’internes après le doctorat en médecine au bout de 6 ans (« laurea in medicina »).

Le décret-loi prévoit aussi de créer des milliers de postes nouveaux de soignants, d’assistants sociaux et de psychologues d’ici fin 2020. Une partie de ces postes nouveaux est destinée à renforcer la figure encore rare de l’« infirmier de communauté », chargé de la coordination territoriale. Depuis les années 1990, certaines Régions ont constitué des « districts sanitaires et sociaux », structures de santé territoriale coordonnant les cabinets de groupe de médecins généralistes parfois réorganisés en maisons pluridisciplinaires de santé, les dispensaires là où ils existent, les services sociaux des communes éventuellement. Mais le manque chronique d’infirmiers favorise leur affectation prioritaire en hôpital et peu de postes sont attribués en « districts ». Quelques postes de médecins et d’infirmiers iront aussi demain compléter les USCA, ces unités spécialisées de continuité des soins créées pendant l’épidémie et qui pourraient se révéler importantes aussi pour le soutien à la médecine de ville dans le suivi des pathologies chroniques.

Le modèle global de réorganisation des soins primaires n’est en revanche pas encore défini. Au-delà des ressources financières mises à disposition reste la résolution d’une série de problèmes : le « district sanitaire et social » comme espace d’organisation et de planification des interventions extra-hospitalières est souvent demeuré une coquille vide, dont les fonctions n’ont pas été remplies ou ont été déléguées par défaut aux médecins généralistes. Or ces derniers, professions libérales conventionnées, sont demeurés jaloux de leur autonomie et sans rapport organisationnel étroit avec les autres personnels salariés de soins primaires, aux objectifs et procédures parfois divergents. Ce conflit historique est réapparu à l’occasion de la discussion du document d’organisation des USCA et pèsera dans le débat sur la réforme annoncée pour l’automne 2020 par le ministre de la Santé (« États Généraux de la Santé »).

Enfin, à l’instar du StopCovid français, l’application digitale volontaire « Immuni », basée sur le Bluetooth et non la géolocalisation, doit accompagner le traçage des équipes dédiées. Lancée début juin, elle a vu s’y connecter en 72 heures 2 millions de personnes. Progressivement, le rythme de connexion s’est ralenti, comme celui de l’adhésion à l’enquête sérologique conjointe de l’Institut supérieur de santé et de l’Institut national de statistiques (ISS-Istat) sur le contact de la population au virus : un motif commun pourrait être lié à la crainte – en cas de positivité – de délai d’attente prolongé avant le test-tampon rhino-pharyngé, contraignant à une mise en quarantaine au délai incertain dans certaines régions faute de réactivité [8]. Néanmoins, en fin d’été, les connexions à l’application atteignent 3,5 millions.

Le débat et les propositions sur la restructuration du service de santé

Les réactions à l’épidémie suscitent des réflexions et de nombreuses propositions transversales. Un consensus temporaire et fragile se dessine autour de la nécessité d’un repositionnement du système de soins à travers la fenêtre d’opportunité ouverte par l’urgence et la possibilité d’un financement exceptionnel. Les propositions avancées par de nombreux experts, acteurs associatifs, syndicaux et politiques cherchent à stimuler ce débat quasi consensuel (Tognetti, 2020 ; Geddes da Filicaia, 2020). En voici les principales orientations.

Le système de soins gagnerait selon ces acteurs à être recentré sur les soins primaires et les services territoriaux, non seulement pour faire face à cette pandémie et aux suivantes, mais aussi pour tenir compte des pathologies chroniques et invalidantes croissantes, qui requièrent des soins de longue durée (Geddes da Filicaia, 2020). La pandémie de Covid-19 montre que la médecine générale en cabinets de groupe, en réseau avec d’autres professions sanitaires et médico-sociales peut et doit garantir de manière efficace la continuité des soins, la coordination des spécialistes ainsi que le rapport avec la population. Le renforcement du système de contrôle médical et d’inspection en milieu de vie et de travail, c’est-à-dire les activités d’hygiène, de santé publique et de prévention, sera un élément important au niveau local, régional et national en raison du caractère mondialisé de pathologies comme la récente pandémie. En effet, cette intrication vie privée-vie professionnelle, mais aussi les caractéristiques particulières de l’actuelle épidémie (toujours sans traitement majeur ni vaccin), incitent à donner la priorité à la promotion de la santé (Proia, Polillo, 2020). À cette fin, il serait nécessaire de renforcer fortement les ressources des professionnels concernés, mais aussi d’introduire des méthodologies d’enquête comme des pratiques d’implication et d’activation des travailleurs sur des sujets de santé et de qualité au travail longtemps subordonnés à de seuls critères économiques : la valorisation de la figure légale et conventionnelle du représentant des travailleurs pour la sécurité et la santé au travail (Rappresentante dei lavoratori per la sicurezza, RLS), élu par les salariés et impliqué dans la validation du rapport d’évaluation des risques dans l’atelier ou l’entreprise, pourrait en être une étape.

À la suite de l’expérience de l’épidémie, une meilleure coordination des différents services pourrait permettre d’éviter la fragmentation des interventions en amont des urgences, donc de moins surcharger les hôpitaux et de diminuer les hospitalisations tardives en soins intensifs : coordination entre centre et périphérie, comme sur le terrain entre médecine de ville, médecins urgentistes et services hospitaliers d’une même région (Tognetti, 2020). Concernant la population, il apparaît souhaitable de lui permettre d’atteindre un niveau de compréhension individuel et collectif des problèmes de santé, et de l’inciter à une modification volontaire des styles et des conditions de vie (Health Literacy).

Le développement de la télémédecine, domaine où les services de santé italiens ont longtemps été en retard, s’appuie sur la diffusion de technologies dans les différents lieux de prévention et de soins. L’épidémie a montré l’intérêt de pouvoir suivre l’évolution des conditions cliniques des patients à distance, particulièrement pour les personnes âgées atteintes de pathologies plurielles, sans besoin d’hospitalisation (au risque effectif d’infections nosocomiales), mais nécessitant une surveillance régulière ou bien pour les personnes isolées dans des « déserts médicaux » (comme des territoires de montagne) ou des zones mal desservies en services ou en transports. Enfin, la robotique pourrait être mobilisée, non seulement en chirurgie, mais aussi en soins primaires dans des situations simples et routinières. Les épidémies révèlent et aiguisent les inégalités sociales en santé : outre les mesures sociales, une action sur l’accès aux technologies de l’information et de la communication est nécessaire pour contribuer à les réduire.

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Parallèlement, la structuration d’un système public de suivi de la santé de la population et de big data et le renforcement des observatoires épidémiologiques apparaissent indispensables (Dentico, 2020) : les systèmes d’information exigent des structures adaptées sur le plan des spécialités et du personnel, mais de préférence intégrées dans une structure unique. La multiplicité et surtout la fragmentation des unités de santé publique n’ont pas permis d’avoir un tableau actualisé et systématique de la situation sanitaire du pays, de fournir des données utiles pour la programmation des services ni de mettre à disposition des décideurs, des chercheurs et des citoyens des données suffisamment fiables et utiles.

Après le choc traumatique de l’épidémie de Covid-19 en Italie, de nombreux observateurs et experts ont commencé à imaginer une rénovation du SSN (encadré 4), victime des coupes budgétaires (Blanchet et al., 2017), puis héros de la lutte contre l’épidémie. Leurs propositions visent à préparer ce dernier à une éventuelle deuxième vague du virus ou à d’autres épidémies, que la dégradation de l’environnement et l’asymétrie des rapports homme-nature favorisent.

Conclusion

L’Italie possède un système de soins majoritairement – mais non exclusivement – public, doté de structures hospitalières souvent de qualité, mais de peu de services territoriaux suffisants, et clivé entre les « compétences concurrentes » de l’État et des Régions. Ce système, frappé par l’épidémie de Covid-19, a révélé des défaillances, mais il a résisté, non sans difficultés. Il a bénéficié de l’appui temporaire de l’État central, pour rebondir et chercher à sortir de la longue phase de régression financière, professionnelle et matérielle, qui l’avait caractérisé pendant une décennie. À l’occasion de l’épidémie, le cœur public du système, le SSN, universaliste en son principe, est désormais célébré par le gouvernement, une partie des médias et des professionnels comme un « bien commun » insubstituable, qu’il faut repenser dans l’esprit de la réforme de 1978 contre la conception économiciste de « santé-entreprise » mise en avant en 1992-1993. Pourtant en décembre 2018, les cérémonies de commémoration du 40e anniversaire du SSN avaient été limitées aux historiens et aux spécialistes de la santé : la vague prolongée des politiques d’austérité avait alors suscité des discours surtout nostalgiques sur les promesses perdues de la réforme de 1978. Il a fallu le choc traumatisant de l’épidémie pour ressusciter l’intérêt massif pour un système public et universaliste. Avec les décrets Cura et Rilancio, les fonds à court et moyen terme ne manquent pas. Les chantiers sont clairement définis : place du secteur privé dans le financement et l’offre de soins, renforcement de la coordination de l’État central et rôle des Régions, financement et péréquation interrégionale, revalorisation des professions. La pression publique sera-t-elle suffisamment forte et durable pour appuyer une réforme ambitieuse ?

Achevé de rédiger le 9 octobre.

Mara TOGNETTI-BORDOGNA, Battista Roberto POLILLO et Jean-Olivier MALLET*

Sources :

Benigni B., Polillo R.B. (2008), Salut e citandini nel servizio sanitario nazionale, Roma, LiberEtà.

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*Mara Tognetti Bordogna est professeure de sociologie à l’université Federico II de Naples :maragraziella.tognetti@unina.it ; Battista Roberto Polillo est médecin expert en santé publique : r.polillo@libero.it ; Jean-Olivier Mallet est membre de l’association Marginalités et Société à Talence : jomamalfi@gmail.com.

[1]. Alors qu’elle est en Italie de 2 400 euros par an et par habitant en 2016, elle est située entre 3 000 et 4 000 euros au Royaume-Uni, en France et en Allemagne et est supérieure à 5 000 euros en Suède (OCDE, 2017).

[2]. M. Bartoloni, B. Gobbi, « Italia senza medici, ma ogni anno 1.500 fuggono all’estero », Il sole 24 ore, 16 settembre 2019, https://bit.ly/2SCAhPV.

[3]. L’accès au secteur privé conventionné peut se faire à un tarif moindre en cas de couverture complémentaire avec accords de limitation des augmentations tarifaires ou dans le cadre de paquets de prestations « low cost » négociés par la mutuelle. Par ailleurs, les files d’attente sont réduites par rapport à l’hôpital public.

[4]. Sur 169 décès enregistrés au sein du personnel de santé début mai, près de la moitié concerne des médecins généralistes, selon la FNOMCeO (Ordre national des médecins italien).

[5]. En Lombardie, début mai, sur 170 équipes prévues, seules 40 sont opérationnelles.

[6]. Financial Times, 6 avril 2020.

[7]. Sous-utilisé, cet hôpital n’a accueilli que 15 patients au lieu des 300 prévus, et n’a jamais été achevé.

[8]. Comme le montrent encore fin août les retards aux tests obligatoires sur les touristes italiens revenant de pays européens considérés « à risque » par le gouvernement.