La Charte des droits fondamentaux du travail numérique en milieu urbain, connue sous le nom de Charte de Bologne, est l’un des premiers accords en Europe visant à réguler les relations de travail entre livreurs à vélo et plateformes digitales. À la suite de l’ouverture de négociations impulsées par des militants de Riders Union Bologna (RUB), elle est signée en 2018 par le maire de Bologne (du Parti démocratique de centre gauche) et son adjoint au travail, RUB, les représentants des trois confédérations syndicales CGIL, CISL et UIL [1], ainsi que les patrons de Sgnam et Mymenu, deux plateformes de livraison de repas locales.
De valeur surtout symbolique [2], cet accord représente néanmoins une étape décisive dans le processus de mise en visibilité des conditions d’emploi et de travail des livreurs italiens. Des revendications, portées depuis longtemps par les collectifs de livreurs à vélo, de transparence des mécanismes de notation utilisés par les plateformes y sont présentes au même titre que le droit à une rémunération horaire, à la sécurité sociale ou encore à celui d’adhérer à une organisation syndicale.
Il marque en outre le début d’un processus de négociation dans l’économie des plateformes qu’on pourrait qualifier d’atypique en raison de sa dynamique, mais surtout de ses protagonistes. Des acteurs inhabituels, difficiles à saisir, et dont la légitimité se construit en dehors des canaux de représentation traditionnels propres aux relations professionnelles telles qu’on les a connues jusqu’à présent.
L’article se propose de retracer les étapes de cette négociation et sa dynamique depuis la signature de la Charte de Bologne (2018) jusqu’à celle d’un accord entre l’association patronale Assodelivery (voir infra) et un syndicat minoritaire d’extrême droite (octobre 2020), en passant par l’ouverture de négociations, voulue par le ministre du Travail Di Maio en 2019, entre les collectifs de livreurs, les trois confédérations syndicales (CGIL, CISL et UIL) et Assodelivery.
De l’impossibilité de créer un rapport de force avec les plateformes
Avec l’essor des plateformes de livraison de repas sont apparus un peu partout en Europe des collectifs de défense des droits de livreurs à vélo [3], dont la plupart revendiquent leur autonomie par rapport aux organisations syndicales traditionnelles parfois en s’y opposant directement (voir infra, encadré 3).
En Italie, des collectifs de ce type ont éclos dans plusieurs grandes villes [4], là où la forte densité de livreurs se combine avec une histoire militante locale d’extrême gauche, notamment liée à l’expérience de l’occupation des « centres sociaux autogérés » [5] (Péchu, 2010).
L’article s’appuie sur une enquête à base d’entretiens menée par une équipe multidisciplinaire de chercheurs sur la protection sociale dans le secteur de l’économie des plateformes et les enjeux du syndicalisme (encadré 1). Il se concentre sur l’expérience de Riders Union Bologna, en raison de son implication dans le processus ayant conduit à la rédaction et à la signature de la Charte de Bologne, ainsi qu’à la négociation au niveau national, soutenue par le ministre Di Maio.
RUB n’est pas un syndicat à proprement parler. D’un point de vue juridique, il ne peut représenter les livreurs – qui par ailleurs n’ont pas un statut de salarié – dans aucune instance représentative.
La première réunion du collectif se tient en 2017, au sein d’un des sièges de l’Association italienne de loisirs et de culture (Arci) [6], dont les militants mènent alors une campagne visant la sensibilisation des travailleurs précaires. Une poignée de militants, parfois eux-mêmes livreurs, se réunit en assemblée générale avec des livreurs de Deliveroo pour échanger sur les conditions de travail, le manque de couverture sociale lors d’un éventuel accident ou encore les coûts que le livreur doit supporter pour l’entretien de son vélo. Des tractages sont dès lors décidés en suivant le principe suivant : les militants qui ne sont pas livreurs tractent devant les restaurants les plus fréquentés par les livreurs, alors que les travailleurs distribuent les tracts de manière plus discrète auprès de leurs collègues (Quondamatteo, 2019). Cette stratégie de tractage différencié, qui vise à protéger les livreurs d’éventuelles représailles de la part des plateformes, est emblématique d’une caractéristique fondamentale de RUB, à savoir la présence de militants qui ne travaillent pas dans le secteur.
En effet, le noyau de RUB est composé d’une dizaine de militants qui ne sont pas tous livreurs et dont certains (comme les personnes interviewées dans le cadre de l’enquête) sont des chercheurs et/ou étudiants en sciences sociales. Ils ont une histoire militante hétérogène : mouvement étudiant, droit au logement, urbanisme, droits des migrants, etc.
Au-delà de cette catégorie de militants, on se doit aussi de souligner le rôle joué par les militants de l’Arci et de différents « centre sociaux autogérés » (squats) de la ville de Bologne qui agissent en soutenant RUB. À l’image des soutiens décrits par Siméant dans son ouvrage La cause des sans-papiers (1998), ces militants contribuent à faire de la lutte pour les droits des livreurs une cause, un symbole des luttes du monde du travail contemporain. L’un des militants de RUB affirme à cet égard :
« Nous avons une approche qui est très symbolique (…) : il s’agit de démontrer qu’il s’agit d’un travail comme un autre et que les droits des travailleurs devraient leur être accordés au-delà d’éléments de détail [il fait référence au statut d’emploi ; NdA]. Pour cette raison, l’un de nos slogans est : “Pas pour nous, mais pour tout le monde.”
Q. : Tu fais référence au fait de représenter aussi d’autres catégories de travailleurs précaires ?
R. : C’est la vocation oui, l’intention… non pas matériellement, mais symboliquement » (Massimo [7], militant RUB, octobre 2019).
La première grève des livreurs de Bologne a lieu en novembre 2017, lors d’une tempête de neige [8]. Elle exprime le ras-le-bol des travailleurs « obligés » de livrer les repas malgré les conditions météorologiques très difficiles. La question des risques d’accident, qui revient à plusieurs reprises lors des assemblées de RUB, est centrale pour comprendre le ressort de cette première grève. Néanmoins, cette action est aussitôt jugée trop coûteuse par les livreurs et les militants de RUB :
« L’assemblée bolognaise fait le choix d’avoir une stratégie intermédiaire (…) justement à cause des rapports de force entre les plateformes et les travailleurs, qui étaient complètement en déséquilibre, et surtout puisqu’ils [les plateformes] auraient très probablement licencié, disons, ceux qui étaient les plus actifs dans la protestation. (…) Du coup, on décide de faire un flash-mob où tous les livreurs ont le visage couvert par des masques (pour te donner une idée de la peur qui existe dans ce secteur où le licenciement est facile, très smart, et s’appelle déconnexion) » (Vincenzo, militant RUB, octobre 2019).
Le flash-mob est alors choisi comme registre d’action permettant aux livreurs de se rendre visibles auprès de l’opinion publique tout en gardant leur anonymat et en évitant ainsi d’être déconnectés par les plateformes. Le 24 novembre, le premier flash-mob est organisé. À cette occasion, le fait de cacher les visages sous des masques à l’effigie de cyclistes célèbres permet aux livreurs de franchir une étape dans un processus de renversement du stigmate : si la livraison de repas a été souvent décrite, notamment au début de l’implantation de ces plateformes, comme un sport et un loisir, les livreurs de RUB veulent « renverser la narration » et montrer qu’ils sont bien des travailleurs et non des sportifs. Cette action se prolonge par une courte manifestation à vélo jusqu’à Piazza Maggiore où le maire de Bologne, Virginio Merola, est aussi présent pour l’inauguration d’un événement en lien avec l’ouverture de la période des fêtes de fin d’année. Cette rencontre publique face aux journalistes marque le début du dialogue entre RUB et la municipalité.
L’institution comme interlocuteur privilégié
Si le registre plus traditionnel de la grève a surtout vocation à s’adresser aux plateformes avec toutes les difficultés que l’on vient d’énoncer, le flash-mob permet de sensibiliser l’opinion publique, mais aussi les institutions. Cet extrait d’entretien montre bien la vision des militants de RUB :
« Nous avons fait un choix du point de vue stratégique (…), ce qui a permis un bond qualitatif pour cette lutte, à savoir de ne pas s’enfermer dans la seule logique de la négociation avec les plateformes, puisque les asymétries sont de plus en plus importantes en la matière : pour nous, il est de plus en plus difficile de mener des grèves (…) puisqu’ils [les plateformes] sont [tout le temps] en train de se réorganiser. Nous avons donc décidé de miser sur la sensibilisation des institutions : au lieu de viser le comportement des plateformes, il s’agit d’influencer les dynamiques de vote par le biais de la charge symbolique de cette lutte pour faire bouger les institutions et les faire passer de notre côté » (Massimo, militant RUB, octobre 2019).
La municipalité de Bologne est alors identifiée comme l’interlocuteur privilégié de ce collectif de livreurs (Martelloni, 2018), qui adresse une lettre au maire pour lui demander d’ouvrir une négociation avec les plateformes digitales afin de débattre des droits des livreurs à vélo. Mais pourquoi choisir de faire appel à la municipalité ? Comme on peut le lire dans la lettre, la municipalité a la « responsabilité institutionnelle de s’opposer à tout comportement contraire aux principes fixés par la Charte constitutionnelle, première des protections de sécurité publique et sur le lieu de travail, qui, ici, coïncide avec la ville… » [9]. En s’inspirant de ce qui se passe aux États-Unis, où la ville est un lieu pertinent du système de régulation des plateformes (Kesselman, Casagrande, 2019), les militants de RUB mettent en avant la question de la (in)sécurité des livreurs opérant dans la ville de Bologne pour convaincre le maire d’intervenir.
Au-delà de l’accent mis sur la question des accidents de travail et sur le manque de couverture sociale, le concept de sécurité sert la stratégie des militants de Riders Union puisqu’il permet d’introduire la question plus générale des droits (non reconnus) des travailleurs des plateformes.
Un militant/livreur écrit dans son mémoire de master réalisé sur RUB :
« La lettre de RUB au maire veut explorer un autre concept de “sécurité”, resté en dehors du discours dominant, celui lié aux droits des travailleurs. Les rues de Bologne sont-elles sûres si les livreurs sont payés à la pièce ? Est-il tolérable, pour la municipalité, de savoir que les livreurs opèrent sur son territoire sans avoir droit à aucune couverture INAIL [10] ? » (Quondamatteo, 2019:54).
Ainsi, la première rencontre a lieu au mois de janvier 2018 entre le maire de Bologne, son adjoint au travail et des représentants de RUB ; ces derniers souhaitent que la municipalité s’engage aux côtés des livreurs à vélo et qu’elle impulse des négociations avec les plateformes. La mairie de Bologne se dit favorable à s’investir dans ce processus de négociation en tant qu’intermédiaire et fixe une première rencontre à laquelle participent RUB, les syndicats CGIL, CISL et UIL et deux plateformes locales Sgnam et Mymenu [11]. Les plateformes multinationales présentes à Bologne (Deliveroo, Just Eat, Foodora et Glovo) déclinent la proposition de la mairie. Différentes rencontres entre RUB et la municipalité, ainsi qu’entre cette dernière et les patrons des deux plateformes italiennes ont lieu jusqu’au mois de mai, lorsque le processus de médiation aboutit à la signature de la Charte de Bologne (encadré 2). Entretemps, RUB organise quelques grèves. Si la grève a été jugée inadaptée à établir un rapport de force avec les employeurs, elle est ici employée de manière symbolique pour faire pression sur l’opinion publique. Sa fonction est d’accompagner le processus de médiation avec la mairie et de montrer aux plateformes que RUB est en mesure, si la négociation devait échouer, de passer à des actions plus conflictuelles. Cette stratégie permet au collectif de maintenir l’attention de l’opinion publique tout en consolidant sa légitimité à représenter les intérêts des livreurs, aussi vis-à-vis des confédérations syndicales, qui rencontrent des difficultés à organiser le secteur (encadré 3).
Du point de vue juridique, il s’agit d’un accord tripartite au niveau municipal. Néanmoins, cette Charte se veut universelle puisqu’elle s’adresse à tous les travailleurs des plateformes digitales, au-delà de leur secteur d’activité et de leur statut d’emploi. En effet, cet accord n’aborde pas la question de la nature juridique du contrat, à savoir le statut d’emploi des livreurs. Pour autant, RUB a, à plusieurs reprises, dénoncé le statut d’autoentrepreneur des livreurs [12] et milite pour une reconnaissance du statut de salarié. De plus, nombreux sont les renvois au Socle européen des droits sociaux (Martelloni, 2018), ce qui montre la volonté des signataires de situer ce type de négociation dans le cadre d’une régulation multi-niveaux afin de « promouvoir la diffusion d’une nouvelle culture du travail digital en Italie et en Europe » [13].
Le processus ayant amené à la rédaction de la Charte de Bologne a été fortement médiatisé en permettant à Riders Union Bologna de consolider et légitimer son rôle aussi au plan national (Marrone, 2019).
Les livreurs à vélo,première cause affichée du ministre du Travail « 5 Étoiles »
Le 4 juin 2018, le jour de son entrée en fonction, le ministre du Travail, Luigi Di Maio, rencontre les travailleurs des plateformes, qu’il identifie comme le « symbole d’une génération abandonnée » [14]. Des représentants de RUB, ainsi que de Riders Union Roma, sont invités à cette première réunion [15] où le ministre affiche sa double volonté d’ouvrir une concertation avec les plateformes multinationales de livraison de repas, tout en se déclarant favorable à l’introduction d’un salaire horaire minimum pour leurs travailleurs.
C’est avec une lettre que les représentants de RUB se présentent à cette rencontre. Encore une fois, c’est le caractère symbolique de la condition de livreur, ainsi que des mobilisations menées par RUB, qui est mis en avant à cette occasion :
« (…) Un pays où les travailleurs et les travailleuses ne sont pas libres de se mobiliser à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de travail pour un monde plus juste ne peut pas se définir comme démocratique. Notre situation, dont on a beaucoup entendu parler ces derniers temps, est la conséquence d’un processus qui a débuté bien avant l’arrivée des app et des plateformes [digitales]. Si aujourd’hui, ce sont des millions de personnes qui, partout en Europe, sont obligées, pour survivre, de passer d’un petit job à un autre, c’est parce qu’on a assisté à la légitimation, culturelle avant même que par la loi, de l’idée que pour faire du profit tout est légitime, y compris le fait de ne pas payer les travailleurs et les travailleuses [16]. » Les revendications plus concrètes sont présentées ensuite à partir des enjeux liés à l’expérience de la Charte de Bologne : « (…) Nos revendications ne s’arrêtent pas seulement aux améliorations des conditions de travail et de salaire, mais on souhaite être reconnus en tant que sujet collectif porteur d’intérêts spécifiques », tout en soulignant l’importance, aussi pour le niveau national, de l’ouverture de négociations avec les plateformes.
RUB demande aussi que le ministre s’engage à soutenir une législation qui permette aux travailleurs les plus précaires d’avoir des droits et des protections : « On défie le nouveau gouvernement d’ouvrir un véritable dialogue, large et public, qui prenne en compte les organisations des livreurs qui sont en train d’émerger un peu partout en Italie, en reconnaissant nos revendications sans se targuer de pouvoir les traduire dans des mesures qui n’auraient qu’une valeur médiatique. Soit le dialogue est réel et démocratique, soit on sortira de ce processus [17]. »
On retrouve ici la stratégie propre à RUB qui consiste à mettre en avant le caractère symbolique de l’expérience de travail et de la mobilisation des travailleurs des plateformes considérés comme un emblème du monde du travail contemporain. S’affirmer en tant qu’organisation représentative et légitime sur le plan politique et médiatique est essentiel pour ce collectif militant qui veut néanmoins s’assurer des véritables intentions du ministre M5S [18].
Suite à cette première rencontre, le ministre pose les bases d’une mesure dont l’objectif est d’élargir la notion de subordination à ceux qui travaillent pour les plateformes digitales, et qu’il souhaite faire apparaître dans le texte du décret-loi appelé « décret dignité ». La réaction des plateformes ne se fait pas attendre : Foodora menace de « quitter l’Italie » si cette mesure devait être appliquée [19] ; de même, des membres de Confindustria (le Medef italien), du Parti berlusconien Forza Italia ainsi que du Parti démocratique s’y opposent.
La proposition de Di Maio est vite retirée et elle n’apparaîtra finalement pas dans le « décret dignité » signé au mois de juillet. Entretemps, le ministère du Travail invite à la table des négociations les plateformes de livraison de repas, le patronat, les collectifs auto-organisés de livreurs, ainsi que les organisations syndicales CGIL, CISL et UIL. L’objectif est de parvenir à un accord garantissant des protections de base pour ces travailleurs, ce qui constituerait une première étape d’un processus de réglementation du secteur. Néanmoins, dans le cas où la négociation avec les plateformes n’aboutirait pas, le ministère se réserve la possibilité d’intervenir par la voie législative.
La négociation, qui débute pendant l’été 2018, a comme premier résultat la formation d’une association patronale des plateformes de livraison de repas appelée Assodelivery (dont font partie Deliveroo, Glovo, SocialFood et Uber Eats). Peu encline à la négociation, Assodelivery propose de faire reconnaître par la loi le statut d’autoentrepreneur du travailleur de plateforme. De leur côté, les collectifs de livreurs [20] restent à la table des négociations même après que leur principale revendication – la reconnaissance du statut de salarié – a été écartée du débat. Ils choisissent alors de revendiquer un minimum de droits (un salaire horaire minimum, l’interdiction du paiement à la pièce, l’obtention d’une assurance, la prise en compte de normes de sécurité, un plafond maximum de livraisons, le droit à la déconnexion) [21]. Néanmoins, étant donné la posture intransigeante d’Assodelivery, les négociations échouent et au mois de décembre 2018, Di Maio revient sur son intention de reprendre la voie législative (Pacella, 2019).
Il faut attendre le décret-loi « Sauve l’entreprise » pour que la question des droits des travailleurs des plateformes soit à nouveau abordée.
De la voie législative à l’accord d’Assodelivery avec un syndicat minoritaire
Le décret-loi 128/2019 « Sauve l’entreprise » définit deux catégories de livreurs [22] : ceux à qui on reconnaît les droits des salariés puisqu’ils travaillent « avec des collaborations continues principalement personnelles et dont les modalités d’exécution sont organisées par le donneur d’ordre » ; ceux qui opèrent de manière « occasionnelle et discontinue » (les « para-subordonnés ») et pour qui la loi prévoit des couvertures similaires à celles de la Charte de Bologne [23].
Or, la grande majorité des livreurs de plateformes appartiennent à la deuxième catégorie. Par conséquent, comme le souligne un militant de RUB lors de notre entretien, « la question qui reste ouverte est celle qui définit ce qui est “continu” et ce qui est “occasionnel” (…). Notre critique principale [celle de RUB, NdA] est de dire que quand une protection forte cohabite avec une protection faible, finalement, les entreprises s’organisent pour que la règle faible l’emporte. »
Mais un autre aspect de ce décret-loi doit être souligné : il laisse aux organisations syndicales les plus représentatives et aux plateformes digitales 12 mois pour rédiger une convention collective valable pour le secteur de la livraison de repas. Dans le cas où les parties ne parviendraient pas à un accord, le ministère du Travail se réserve la possibilité d’introduire un salaire minimum horaire (sur la base de la convention collective considérée la plus « proche », à savoir celle de la logistique ; encadré 4), augmenté de 10 % pour le travail de nuit, les jours fériés ou lorsque les conditions météorologiques sont défavorables.
Dès la sortie du décret-loi, les plateformes commencent à s’organiser. On peut citer notamment le cas de Glovo qui organise des réunions avec des livreurs et soutient la création d’un groupe de travailleurs opposés notamment à l’abrogation partielle du paiement à la pièce [24].
À souligner aussi la naissance d’un syndicat indépendant appelé Association nationale autonome des riders (ANAR). Très proche des plateformes, ce syndicat a des positions qui sont relayées par la presse et de nombreux médias. Ses principales revendications portent sur le maintien du statut d’autoentrepreneur et sur le fait de continuer à être rémunéré selon le nombre de livraisons (à la pièce).
Dans un tel contexte, le délai de signature d’un accord entre les différentes parties se rapproche sans qu’aucune négociation ne soit entamée. À quelques jours de l’échéance, en septembre 2020, une convention collective est signée. Ce texte est le résultat d’un accord entre Assodelivery et le syndicat proche de l’extrême droite Unione Generale del Lavoro (UGL, Union générale du travail). Ce dernier, qui déclare moins de 1 000 livreurs adhérents, est soutenu ici par ANAR qui, n’ayant pas le statut de syndicat, ne peut signer aucun accord. Cette convention collective [25] reconnaît aux livreurs à vélo le statut d’autoentrepreneurs en fixant la rémunération horaire à 10 euros brut si les livraisons effectuées sont en deçà de ce montant. Cependant, l’article 11 précise que, lorsque le temps estimé par la plateforme pour une livraison ne dépasse pas l’heure, le montant est calculé en fonction du temps estimé pour effectuer la livraison. Une majoration est prévue pour le travail de nuit (de 0h00 à 7h00), les jours fériés (le texte contient une liste de 13 jours) et lorsque la situation météorologique est défavorable. Une prime de 600 euros est prévue lorsque le livreur dépasse les 2 000 livraisons ; le casque et les vêtements sont remplacés après 1 500 et 4 000 livraisons ; des couvertures en cas d’accident sont prévues (INAIL), ainsi qu’en cas de dommage à un tiers.
Dès la signature de cet accord (le 15 septembre 2020), plusieurs voix s’élèvent pour en contester le contenu et la légitimité aussi bien du côté des organisations syndicales représentatives (CGIL, CISL et UIL), que des collectifs auto-organisés de livreurs. La réponse de ces derniers ne se fait pas attendre et une mobilisation nationale de livreurs à vélo est prévue pour le 30 octobre ; elle est soutenue par la CGIL et, dans certaines villes, par la CISL et l’UIL. Les syndicats confédéraux demandent au ministère d’ouvrir en urgence une nouvelle négociation en vue de la signature d’une convention collective pour les livreurs à vélo.
La nouvelle ministre du Travail et des politiques sociales, Nunzia Catalfo, qui considère l’accord d’UGL contraire à l’esprit du décret-loi 128/2019 (voir supra), convoque une rencontre entre Assodelivery, les organisations syndicales CGIL, CISL, UIL, UGL et les collectifs de livreurs indépendants en novembre 2020, mais aucune avancée n’est à souligner à ce jour [26].
Conclusion
L’Italie connaît, depuis quelques années, de nouvelles formes de lutte et de représentation des travailleurs des plate-formes. Des collectifs auto-organisés se sont constitués souvent en opposition aux confédérations syndicales majoritaires qu’ils considèrent comme trop bureaucratiques et pas assez combatives, notamment sur le terrain de la défense des travailleurs précaires.
Le recours à la médiatisation ainsi qu’à des registres de mobilisation permettant de se rendre visibles auprès de l’opinion publique caractérisent les pratiques de ces collectifs. S’adresser à l’opinion publique devient alors un levier pour se légitimer et faire pression sur les pouvoirs publics. Car s’engager dans un combat qui s’appuie sur la construction d’un rapport de force avec les employeurs est vain, comme l’illustre l’expérience de Riders Union Bologna, le collectif à l’origine du processus de négociation qui a conduit à la signature de la Charte de Bologne. La cause des livreurs à vélo a depuis été fortement médiatisée en permettant à une partie de ces collectifs auto-organisés d’obtenir une reconnaissance de la part des institutions, notamment à travers leur convocation à la table des négociations au ministère du Travail.
La signature récente de la convention collective entre Assodelivery et le syndicat ultra-minoritaire d’extrême droite UGL, sur laquelle la jurisprudence n’a pas encore tranché, rouvre le débat sur la nature de la procédure permettant de reconnaître les droits des livreurs à vélo. Entre ceux qui soutiennent que, pour un tel secteur d’activité, seule l’action législative peut fonctionner (RUB) et ceux pour qui c’est du côté de la négociation collective qu’il faut trouver la solution, à travers la signature d’une convention collective.
Cristina NIZZOLI*
Sources :
Di Ruzza A. (2020), « Italie : revenu de citoyenneté : la montagne accouche d’une souris », Chronique internationale de l’IRES, n° 169-170, mars-juin, p. 41-51, http://bit.ly/3v9naru.
Kesselman D., Casagrande C. L. (2019), « États-Unis : à l’origine des plateformes de VTC, à la pointe de la protection des chauffeurs », n° spécial, « Le secteur de transport individuel de personnes en milieu urbain à l’épreuve des plateformes numériques », Chronique internationale de l’IRES, n° 168, décembre, p. 123-138, http://bit.ly/3rABcA7.
Marrone M. (2019), « Rights against the machines! Food delivery, piattaforme digitali e sindacalismo informale: Il caso Riders Union Bologna », Labour & Law Issues, vol. 5, n° 1, p. 1-28, https://doi.org/10.6092/ISSN.2421-2695/9602.
Martelloni F. (2018), « Individuale e collettivo: Quando i diritti dei lavoratori digitali corrono su due ruote », Labour & Law Issues, vol. 4, n° 1, p. 16-34, https://doi.org/10.6092/ISSN.2421-2695/8369.
Pacella G. (2019), « Le piattaforme di food delivery in Italia: Un’indagine sulla nascita delle relazioni industriali nel settore », Labour & Law Issues, vol. 5, n° 2, p. 179-195, https://doi.org/10.6092/ISSN.2421-2695/10232.
Péchu C. (2010), « Vivre différemment », in Péchu C. (dir.), Les squats, Paris, Presses de Sciences Po, p. 87-119, https://www.cairn.info/les-squats--9782724611694-p-87.htm.
Quondamatteo N. (2019), Non per noi ma per tutti: La lotta dei riders e il futuro del mondo del lavoro, Trieste, Asterios Editore.
Rota A. (2020), « La tutela prevenzionistica dei riders nella legge n. 128/2019 », Labour & Law Issues, vol. 6, n° 1, p. 59-86, https://doi.org/10.6092/ISSN.2421-2695/11260.
Veronese I., Pirastu A., Richini P., Iudicone F. (2019), Italie. Rapport d’étude de cas, Don’t Gig Up!, novembre, http://www.dontgigup.eu/wp-content/uploads/2020/03/Casestudy_IT_FR.pdf.
*Chercheure à l’Ires.
[1]. Confederazione Generale Italiana del Lavoro (Confédération générale italienne du travail), Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori (Confédération italienne des syndicats de travailleurs), Unione Italiana del Lavoro (Union italienne du travail).
[2]. Les grandes plateformes multinationales comme Deliveroo et Uber Eats ne sont pas concernées et la Ville de Bologne n’a aucun pouvoir vis-à-vis d’elles en matière de relations professionnelles.
[3]. Pour la France, il existe le Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap), le Collectif des coursiers Lille métropole (CCLM) et différentes sections CGT, dont celle de Gironde est l’une des premières créées.
[4]. Deliverance Project pour Turin, Deliverance Milano, Riders Union Roma, Riders Union Firenze et Riders Union Bologna.
[5]. Les « centres sociaux autogérés » en Italie n’ont rien d’institutionnel. Leur histoire remonte aux années 1970, quand, sous la mouvance opéraïste, un courant marxiste hétérodoxe, des bâtiments abandonnés sont occupés pour repenser la vie des quartiers à travers l’offre de moments culturels et politiques. Des activités en faveur des migrants ou des jeunes précaires y sont menées, ce qui les conduit parfois à être la cible de certaines administrations locales de droite ou de centre gauche.
[6]. L’Arci est une association de promotion sociale et culturelle née de la gauche antifaciste italienne en 1957 : https://www.arci.it/chi-siamo/storia/.
[7]. Tous les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes interviewées.
[8]. F. Candioli, M. Giordano, « “Una pizza non vale il rischio”. Bologna, stop alle consegne a domicilio », Corriere di Bologna, 16 novembre 2017, http://bit.ly/3cf7qL6.
[9]. Extrait de la lettre adressée à Virginio Merola le 6 décembre 2017 (Quondamatteo, 2019:52).
[10]. Institut national pour l’assurance contre les accidents de travail.
[11]. Domino’s Pizza signe la charte en mars 2019. Elle a été par la suite accusée par RUB de ne pas avoir respecté la Charte de Bologne lorsqu’elle a poussé « ses » livreurs à travailler en dépit des mauvaises conditions climatiques dues à la neige : N. Ialacqua, « Dopo la neve i riders di Bologna contro Domino’s Pizza », Gazetta di Bologna, 17 Dicembre 2019, http://bit.ly/38sLv1L.
[12]. Les livreurs italiens opèrent sous deux types de statut d’emploi : 1) la collaboration coordonnée et continue qui est une forme de travail para-subordonné pour laquelle il n’y a pas de rapport de subordination avec l’employeur ; 2) la collaboration occasionnelle, qui prévoit un contrat de travail indépendant à durée déterminée. Les parties au contrat sont le mandant et le travailleur. Ce dernier doit fournir une prestation de travail sans continuité dans le temps, pour le compte d’un mandant ayant occasionnellement besoin de sa prestation. Le revenu de cette prestation ne peut pas dépasser 5 000 euros par an.
[13]. Texte de la Charte de Bologne, p. 4 : https://bit.ly/3eqBHcw.
[14]. https://bit.ly/38t05Gv.
[15]. Fortement médiatisée, cette rencontre a surtout une valeur symbolique, les représentants de RUB ayant été prévenus la veille : « Di Maio incontra i riders : “Sono il simbolo di una generazione abbandonata senza diritti e tutele” », Radio Onda d’Urto, 4 Giugno 2018, http://bit.ly/3qCx4OS.
[16]. Pour le texte de la lettre : https://www.facebook.com/ridersunionbologna/posts/253873588682820.
[17]. Ibid.
[18]. Il est important de rappeler qu’en 2018, le M5S gagne les élections grâce à son approche populiste des questions sociales. Expression du « ras-le-bol » des Italiens de différentes classes sociales, le M5S propose et médiatise très fortement des réformes à visée sociale qui ont souvent du mal à se concrétiser (Di Ruzza, 2020).
[19]. Foodora quitte l’Italie, ainsi que d’autres pays européens, en août 2018.
[20]. Dans un premier temps, les seules organisations « représentatives » des intérêts des travailleurs présentes à la table des négociations sont RUB, Deliverance Milano, Deliverance Project Torino, Riders Union Roma et Riders Union Firenze. Les confédérations CGIL, CISL et UIL ne sont convoquées que dans un deuxième temps (Pacella, 2019).
[21]. Face au blocage de ces négociations au niveau national, RUB décide de réinvestir le terrain local afin de consolider les mesures de la Charte de Bologne et leur application sur le territoire de la métropole.
[22]. Pour une analyse détaillée, voir Rota (2020).
[23]. Une couverture en cas d’accident, une sécurité sociale, une rétribution calculée en partie avec un minimum horaire et en partie selon les livraisons effectuées, le droit à une indemnité en cas d’intempérie, une assurance obligatoire contre les accidents du travail et une couverture par des règles de protection en matière de santé et sécurité au travail, l’interdiction de la discrimination et le droit à avoir un contrat écrit.
[24]. À Milan, Glovo a organisé des réunions avec ses livreurs en les poussant à signer et soutenir une pétition contre ce décret. Des militants de Deliverance Milano se sont procuré les enregistrements et les dirigeants de Glovo ont confirmé avoir organisé des réunions pour soutenir ces livreurs ; voir F. Sironi, « Le strategie nascoste della gig economy per pagare i fattorini solo a cottimo », L’Espresso, 6 Ottobre 2019, p. 90‑93.
[25]. Le ministre du Travail italien observe que cette convention collective ne peut pas être considérée comme valable puisqu’elle ne respecte pas la représentativité. Néanmoins le débat sur sa validité reste ouvert.
[26]. Quelques jours après la rédaction de cet article, un accord national a été signé le 29 mars 2021 entre Just Eat Takeaway et la CGIL, la CISL et l'UIL. Just Eat Takeaway s’engage à appliquer la convention collective de la logistique en reconnaissant à ses livreurs le statut de salarié.