Les textes réunis dans ce numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES questionnent l’évolution et la situation de deux instruments de conciliation vie familiale-vie professionnelle que sont les congés destinés aux parents et les structures de garde d’enfants et ce, dans différents pays de l’OCDE.
L’assertion selon laquelle une partie des inégalités professionnelles entre femmes et hommes prend racine dans le « hors travail » est aujourd’hui considérée comme une évidence. En effet, l’insertion des femmes sur le marché du travail dans les pays de l’OCDE s’est traduite, au début du moins, par l’apparition de la « double journée de travail » pour les femmes puisqu’elles continuaient à prendre en charge l’essentiel des tâches familiales. Toutefois, depuis plusieurs décennies, pour des raisons à la fois économiques et sociales, la plupart des pays de l’OCDE (OCDE, 2007) ont mis en place des politiques publiques pour développer des dispositifs de conciliation permettant d’aider les ménages à articuler ces temps séparés, le temps professionnel et le temps parental. Les structures d’accueil des jeunes enfants et les congés destinés aux parents en font partie.
La notion de conciliation vie familiale-
vie professionnelle est multidimensionnelle : elle renvoie aux frontières, parfois épaisses ou indéfinies, entre travail et vie personnelle et familiale ainsi qu’aux différentes dimensions (temporelles, spatiales, sexuées, etc.) de l’articulation entre la sphère du travail et celle de la vie personnelle et familiale. Les termes utilisés dans les différents articles de ce numéro pour évoquer la conciliation sont variés : combinaison, conciliation, articulation, etc. La conciliation est un terme qui désigne, pour reprendre les termes d’Anne-Marie Daune-Richard (2009), une action qui vise à rapprocher des avis ou des intérêts opposés, le but étant de parvenir à un accord et/ou de rétablir une entente. La combinaison peut être entendue comme un ensemble de mesures prises en vue d’obtenir un certain résultat ou un assemblage de diverses choses dans un ordre déterminé. Enfin, l’articulation est un assemblage de deux pièces permettant leur mouvement relatif. Dans les différentes monographies, l’usage d’une notion plutôt qu’une autre renvoie à la culture du pays, à son vocable, à son histoire, à la place des femmes dans l’histoire, à l’économie et la famille ainsi qu’aux relations emploi-famille. Ces différentes notions ont pour point commun de mettre en évidence une opposition des termes, comme si l’un excluait l’autre et vice versa.
La conciliation renvoie aux conditions d’emploi, aux politiques sociales, au chômage et à la place des femmes et des hommes sur le marché du travail, à des facteurs culturels. Elle renvoie aussi à d’autres marchés du travail : celui des aides puéricultrices, des assistantes familiales, des « nounous » à domicile… Il s’agit d’une construction sociale, chargée d’histoire, pouvant prendre des formes et des significations différentes au cours du temps, selon les acteurs ou selon les pays. Si la notion de conciliation se présente comme une « notion vertueuse », à même de susciter l’adhésion, ce n’est pourtant pas une notion simple (Büttner et al., 2003). En effet, le terme même de conciliation met en avant les tensions et les conflits qui traversent les relations entre les sphères du travail et de la vie personnelle et familiale. Nous souscrivons aux différentes critiques (Junter-Loiseau, 1999) soulignant que la conciliation, qui se présente comme universelle, ne s’applique qu’aux femmes et qu’elle occulte toute forme de conflit. Pour reprendre les termes de Jeanne Fagnani et de Marie-Thérèse Letablier, « elle semble suggérer que le cumul des tâches domestiques et de l’exercice d’une activité professionnelle peut se faire dans des conditions harmonieuses » (Fagnani, Letablier, 2001). Or, dans certains cas, ces sphères sont inconciliables, et l’articulation entre elles suppose des renoncements, ou des tensions sans fin. La notion de conciliation est née de cette séparation entre les sphères familiale et professionnelle, séparation issue de la perte de qualification « sociale » des activités familiales, « qui ne passent pas par le marché […] [et] deviennent des tâches ménagères » (Daune-Richard, 2009:37). Cette dissociation travail-famille pose un défi à la société lorsque les femmes vont intégrer le marché du travail et notamment le salariat. Les frontières entre travail et famille sont aussi temporelles, mais cela ne signifie pas que le temps professionnel puisse être toujours séparé du temps personnel ou familial. Certains temps, que l’on peut qualifier de « gris », sont intermédiaires entre travail et « hors travail ».
Si l’utilisation du terme « conciliation » n’est pas exempt de critiques, nous choisissons tout de même de le conserver. Ce choix est motivé d’une part, par le fait que la plupart des institutions françaises et européennes présentent les politiques publiques familiales et sociales sous ce terme et, d’autre part parce qu’il est couramment utilisé par les femmes pour décrire leurs propres pratiques (Lapeyre, Le Feuvre, 2004).
Par ailleurs, notre propos centré sur les deux dispositifs que sont les structures de garde d’enfants et les congés destinés aux parents nous a conduit à faire un certain nombre de choix :
- le choix de ne pas approfondir le coût économique de la conciliation. Même si celle-ci est à l’interface du culturel, de l’économique, de la politique, des traditions voire du religieux et si elle résulte d’éléments contradictoires parfois, ou tout du moins disparates, la conciliation est un coût économique pour la société, via la fiscalité, les prestations familiales, les prestations financières (logements, chômage…). Pour autant, notre propos n’est pas d’analyser les déterminants des comportements d’activité des femmes, ce qui aurait nécessité d’examiner les transferts monétaires et la fiscalité, ici laissés de côté, mais de proposer un état des lieux des dispositifs de conciliation et de voir dans quelle mesure la crise a exacerbé ou non des tensions, des difficultés de conciliation qui existaient déjà ;
- le choix de ne travailler ici que sur la conciliation vie familiale-vie
professionnelle pour les individus ayant des enfants, même si l’on sait que le concept de conciliation dépasse ce cadre, notamment du fait de l’allongement de la durée de vie dans les pays de l’OCDE. Mais analyser les instruments de conciliation possibles aux différents âges de la vie était une entreprise plus large, trop large, et qui de fait diluerait ce que nous voulions mettre en évidence : les évolutions, ces dernières années, des modalités de conciliation vie professionnelle-vie familiale à destination des femmes et des hommes avec des enfants dans quelques pays de l’OCDE.
Les textes rassemblés ici répondent à plusieurs objectifs : examiner les réformes mises en place ces dernières années dans chaque pays en matière de congés parentaux et d’accueil des jeunes enfants, observer les évolutions et les situations actuelles en tentant de mettre en évidence à la fois la diversité et la complexité des schémas, enfin interroger les réformes importantes et les éléments moteurs de la conciliation. Les exemples de la Bulgarie,
des États-Unis ou du Japon, pour ne citer que ceux-ci, soulignent combien les orientations des pays en matière de politiques de conciliation sont variables et combien les éléments fondateurs de ces politiques sont divers. Ce numéro est par ailleurs l’occasion d’analyser comment la conciliation dans différents pays de l’OCDE a traversé les tensions économiques et financières de ces dernières années. L’examen du Japon, des États-Unis, du Portugal, de l’Allemagne, du Danemark, de la Suède, de la Bulgarie, des Pays-Bas et de la Grèce révèle que la crise de 2007-2008 a, à des degrés divers selon les pays, davantage affecté et modifié la place des femmes et des hommes sur le marché du travail (via la montée du chômage, des emplois précaires, de l’inactivité et de la pauvreté) que les dispositifs de conciliation étudiés ici, lesquels semblent avoir été en quelque sorte « épargnés » par la crise. En ouverture de ces articles, l’article transversal donne à voir les spécificités des compromis entre famille et emploi à l’œuvre dans les différents pays ainsi que la persistance des différences entre hommes et femmes tant dans la sphère familiale que sur le marché du travail.
Au final, le numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES est l’occasion de mettre en évidence des modèles nationaux et des contextes sociétaux variés. Ce sont des pays européens pour la plupart (Portugal, Allemagne, Danemark, Suède, Bulgarie, Pays-Bas et Grèce), mais d’autres continents sont aussi observés, comme l’Asie (Japon) ou encore l’Amérique du nord (les États-Unis). Les entrées de ces contributions peuvent s’avérer parfois différentes et porter sur des périodes plus ou moins longues, mais elles ont pour vocation de rendre compte de leurs propres réalités en termes de conciliation. Le panorama d’ensemble de ces articles souligne la variété des schémas nationaux selon les institutions, les gouvernements, les structures des États, les politiques mises en place, que ce soit en terme de reproduction, d’emploi et de conciliation, de discriminations à l’œuvre sur le marché du travail. Mais il s’en dégage les prémisses d’une tendance à long terme à fusionner des concepts encore très différents tels que le congé maternité/le congé paternité/le congé parental. Prémisses d’une volonté ou d’une nécessité pour les politiques de conciliation de s’adresser à la fois aux femmes et aux hommes.
Sources :
Büttner O., Ernst M., Eydoux A., Letablier M.-T.,
Meilland C., Thévenon O. (2003), « Les employeurs et la conciliation vie professionnelle-
vie familiale », Projet de réponse à l’appel d’offre de la Dares.
Daune-Richard A.-M. (2009), « À propos de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale », in Observatoire régional des métiers, « L’approche genre en PACA. Comment les partenaires de l’observation s’approprient cette thématique », Études, n° 13,
novembre, p. 37-42.
Fagnani J., Letablier M.-T. (2001), Travail et famille : contraintes et arbitrages, Paris, La Documentation française.
Junter-Loiseau A. (1999), « La notion de conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale : révolution temporelle ou métaphore des discriminations ? », Cahiers du genre, n° 24, juin, p. 73-98.
Lapeyre N., Le Feuvre N. (2004), « Concilier l’inconciliable ? Le rapport des femmes à la notion de “conciliation travail-famille” dans les professions libérales en France », Nouvelles questions féministes, vol. 23, n° 3, p. 42-58.
OCDE (2007), Bébés et employeurs. Comment réconcilier travail et vie de famille ?, Synthèse des résultats dans les pays de l’OCDE, Paris, Éditions de l’OCDE.