En matière d’articulation vie familiale-vie professionnelle, les États-Unis font figure d’exception. Il n’existe pas de loi fédérale portant sur le congé maternité stricto sensu et le congé pour raisons médicales et familiales, institué tardivement au niveau fédéral, reste non rémunéré et difficilement accessible. Les États fédérés n’ont comblé que très marginalement cette situation carentielle, laissant aux entreprises le soin de pallier, de façon très sélective et inégalitaire, l’indigence des dispositifs publics. Le prix à payer est donc élevé pour toutes celles (et ceux) qui choisissent d’y élever des enfants tout en travaillant.
En matière d’articulation vie familiale-vie professionnelle, les États-Unis font figure d’exception. Le prix à payer est élevé pour toutes celles (et ceux) qui choisissent d’y élever des enfants tout en travaillant. Non seulement l’accès à des congés rémunérés pour raisons médicales et familiales (tous secteurs confondus) s’obtient essentiellement via des régimes volontaires d’employeurs mais il est de surcroît limité : si 61 % des travailleurs ont accès à des congés maladie courts (huit jours en moyenne), ils ne sont plus que 38 % à avoir accès à des congés maladie longs (jusqu’à six mois), et seulement 13 % à des congés pour raisons familiales. Car il n’existe toujours pas d’obligation légale au niveau fédéral pour des congés rémunérés, qu’il s’agisse de congé maladie ou de maternité. En outre, l’offre de garde et d’éducation des jeunes enfants est principalement privée, d’un coût élevé et de médiocre qualité (notamment la garde à domicile). Les dépenses publiques de prise en charge de la petite enfance (et autres prestations familiales) par rapport au PIB y sont ainsi trois fois moins importantes qu’en France, plaçant dans les deux cas les États-Unis presqu’en queue de peloton des pays de l’OCDE et laissant de ce fait une large part au marché.
Cette double carence n’a pourtant pas empêché des changements profonds tant dans le comportement des femmes face au travail et à l’emploi à partir des années 1970 que dans la structure et la distribution des rôles familiaux, grâce notamment à un mouvement féministe puissant qui a revendiqué avec force l’égalité professionnelle entre les sexes. D’une part, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail s’est traduite par une augmentation significative de leur taux d’activité au cours des cinq dernières décennies et par un rattrapage relatif de l’écart salarial avec les hommes. D’autre part, la fraction des ménages américains où les deux parents travaillent est devenue la norme, faisant de l’accès à une offre abordable d’accueil et de garde des enfants de même qu’à des congés maternité et parentaux rémunérés et à des aménagements appropriés des conditions de travail dans les entreprises un enjeu de première importance.
Cette question de la conciliation vie familiale-vie professionnelle est d’ailleurs posée avec de plus en plus d’acuité dans le débat public américain. Plusieurs propositions de loi sont en attente, bloquées par un Congrès plus que jamais divisé idéologiquement. Le Président Barack Obama en a clairement fait une priorité nationale en fin de mandat et a effectivement utilisé son pouvoir exécutif pour prendre plusieurs initiatives dans ce domaine en 2015. Les principaux candidats aux primaires démocrates, Hillary Clinton et Bernie Sanders, ont tous deux affirmé publiquement leur soutien à l’instauration de 12 semaines de congés maternité et parentaux rémunérés. Enfin, quelques États et collectivités locales accélèrent les initiatives législatives en ce sens (y compris ceux gouvernés par des républicains), même s’ils restent minoritaires. De leur côté, les entreprises sont incitées à innover en la matière pour attirer et fidéliser la main-d’œuvre, notamment dans les secteurs ou les métiers en tension sur le marché du travail.
Toutes ces initiatives sont indéniablement le signal que l’articulation vie familiale-vie professionnelle est reconnue comme un problème exigeant une réponse à la hauteur des enjeux économiques et sociaux. Cela suffira-t-il pour autant à jeter les bases d’une réforme de la politique publique au niveau fédéral, et à faire adopter par le Congrès une législation obligeant enfin les entreprises à accorder des congés maternité et parentaux rémunérés à leurs salarié(e)s ?
Une hausse tendancielle de la participation des femmes au marché du travail, ralentie depuis le milieu des années 2000
Une nette évolution dans le comportement et la situation professionnelle et familiale des femmes s’est produite aux États-Unis au cours des dernières décennies, qui bouleverse le type d’arbitrage qu’elles étaient traditionnellement amenées à faire entre vie professionnelle et vie familiale. Dans 40 % des ménages américains avec des enfants de moins de 18 ans, les femmes sont désormais soit la seule, soit la première source de revenu du foyer (Wang et al., 2013). Alors qu’elles ont amélioré leur niveau d’éducation universitaire et ont de ce fait différé le choix d’avoir un enfant, elles sont plus nombreuses aujourd’hui à travailler avant et durant leur première grossesse et travaillent de surcroît de plus en plus tard 1. De même, la proportion de femmes ayant quitté leur emploi à l’occasion d’une première naissance n’est plus que de 22 % dans les années 2000 contre 36 % au début des années 1980. Aux États-Unis, il est largement admis que les femmes tendent à rester plus longtemps dans leur emploi aujourd’hui, et à retourner plus rapidement au travail après la naissance de leur premier enfant que dans les années 1960 (Laughlin, 2011).
Pour autant, seule une minorité d’entre elles (41 %) bénéficient de congés maternité rémunérés stricto sensu ; lorsque c’est le cas, la durée moyenne de ce congé n’est que de 3,3 semaines en moyenne, avec un taux de remplacement du salaire équivalent à 31 % selon une enquête réalisée sur la base d’un échantillon de femmes, suivies de leur grossesse jusqu’à 18 mois après la naissance de leur enfant (Shepherd-Banigan, Bell, 2014).
Mais après trois décennies de hausse du taux d’activité et de l’emploi féminin aux États-Unis, qu’il s’agisse des femmes mariées ou des mères isolées, on observe depuis 2000 une stagnation, voire un léger déclin de ces deux indicateurs. L’entrée massive des femmes sur le marché du travail s’est traduite par une augmentation significative de leur taux d’activité, notamment celui des femmes de 25 à 54 ans (graphique 1). Ce taux a cependant crû plus lentement à partir des années 1990, culminant à 76,8 % en 1999 puis plafonnant, voire régressant légèrement depuis les années 2000 ; il est resté ainsi nettement en deçà de celui de la plupart des pays développés et a même fait reculer les États-Unis entre 1990 et 2012 du septième au 16e rang des 24 pays industrialisés classés par l’OCDE selon ce critère (Council of Economic Advisers, 2014a). Parallèlement à cette tendance, une remontée récente de la proportion de mères au foyer (dont une part croissante de mères isolées) peut être observée : alors que ce ratio était tombé de 49 à 23 % entre 1967 et 1999, il est remonté à 29 % en 2012 (Cohn et al., 2014). De même, la proportion de pères au foyer a connu une augmentation, même s’ils ne sont encore que 3,4 % dans ce cas à la fin de la décennie 2000 (Rehel, Baxter, 2015). Enfin, il faut souligner que les femmes sont deux fois plus nombreuses à travailler à temps partiel que les hommes (25,6 % contre 12,6 % en 2014), un dispositif de « conciliation » qui ne dit pas son nom, et que la « grande récession » a particulièrement affecté les femmes, dont le taux d’emploi a baissé pendant trois années consécutives pour remonter tout juste en 2014 au niveau qui était le sien au début des années 1990 (graphique 1).
Le taux d’activité des femmes décroît aussi avec l’âge de l’enfant : si les mères d’enfants de 6 à 17 ans avaient un taux d’activité de 74,7 % en 2014, ce dernier n’atteignait que 64,2 % pour celles avec des enfants de moins de 6 ans et 57,1 % pour celles avec des enfants de moins
d’1 an (US Department of Labor, 2015). Ce qui indique que la présence d’enfants associée au manque de structures de garde à un coût abordable et de qualité (encadré 1) et au manque de flexibilité dans les emplois du temps de la plupart des salariés restent une entrave à l’activité des femmes aux États-Unis (Cattan, 1991 ; Périvier, 2009), lesquelles continuent de pâtir d’une distribution très inégalitaire des rôles sociaux au sein de la famille.
Cette évolution des comportements ne touche pas seulement les femmes mais de manière plus générale les rôles au sein des familles. Le modèle traditionnel de la mère au foyer (connu sous le nom de maternalisme) s’est largement estompé aux États-Unis, même s’il n’a pas complètement disparu et compte encore nombre de partisans. En effet, les couples mariés où les deux parents travaillent sont devenus la norme : c’est le cas de 59,1 % de ceux qui ont des enfants. En outre, plus des deux tiers des mères isolées travaillent à l’extérieur (Rehel, Baxter, 2015). Par ailleurs, dans les ménages avec des enfants de moins de 6 ans dont la mère de famille travaille, 20 % des pères s’occupent désormais en premier lieu du soin des enfants et près de la moitié des parents en emploi déclarent avoir refusé un emploi qui va à l’encontre de leurs aspirations familiales (Council of Economic Advisors, 2014a). Un sondage réalisé par la Kaiser Family Foundation en collaboration avec le New York Times et CBS News fin 2014 confirme ce changement d’attitude : 31 % des adultes (25-54 ans) sans emploi interrogés rechercheraient effectivement un emploi si cet emploi était compatible avec une prise en charge appropriée des enfants 2.
Malgré l’Equal Pay Act qui pose dès 1963 le principe du « salaire égal à travail égal » au niveau national, le Civil Rights Act de 1964 qui interdit les discriminations, notamment celles fondées sur le sexe, et la loi dite Lilly Ledbetter 3 de 2009 sur l’égalité des salaires, l’écart de salaire entre hommes et femmes, qui a connu un rattrapage des années 1970 aux années 2000, résiste depuis le milieu des années 2000. En 2014, le salaire hebdomadaire médian des femmes représentait selon les dernières données du Bureau of Labor Statistics 82,5 % de celui des hommes, contre 62,3 % en 1979 4. Il est vrai que la concentration de femmes dans des emplois à bas salaire est en partie responsable de cet état de fait, mais cet effet de structure n’explique pas tout.
Les femmes continuent d’être victimes de discriminations plus invisibles. D’une part, 61 % des salariés du secteur privé se voient interdire (formellement ou informellement) par leur employeur de discuter de leur salaire avec des collègues. Cette pratique, dans certains cas illégale, perpétue ainsi la discrimination salariale entre hommes et femmes, notamment dans les États qui ne l’ont pas abolie par une loi spécifique 5, comme l’a montré Kim (2015). D’autre part, il est clair que la présence d’enfants renforce significativement les disparités de carrière et de rémunération entre les sexes : tandis que l’écart de salaire hebdomadaire médian entre femmes et hommes non mariés est très faible en l’absence d’enfant de moins de 18 ans (4,8 points de pourcentage), il augmente fortement (22,3 points de pourcentage) du seul fait pour les femmes d’être mariées et d’avoir un enfant (de 6 à 17 ans) 6. Cette persistance dans les disparités de salaire et de participation au marché du travail entre hommes et femmes, moins marquée cependant en haut de l’échelle des qualifications, est le prix à payer pour les femmes du caractère embryonnaire des dispositifs d’articulation vie familiale-vie professionnelle aux États-Unis, une situation qui les oblige dans de nombreux cas à interrompre leur carrière. Car comme on l’a souligné, il n’existe toujours pas au niveau fédéral de dispositif légal donnant accès à des congés rémunérés aux travailleurs pour des raisons familiales (prise en charge d’un nouveau-né, d’un enfant ou d’un parent malade) ou médicales.
Des initiatives fédérales aux effets très limités
La première initiative fédérale en matière de conciliation vie familiale-vie professionnelle remonte à la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et face à la nécessité de mobiliser la main-d’œuvre féminine, le Congrès adopte en 1940 une loi d’urgence connue sous le nom de « Lanham Act », destinée à financer des investissements publics, y compris des structures d’accueil et de garde d’enfants mais pour les seules familles dont les parents travaillent pour les industries de guerre. À l’époque, l’accès est universel pour toutes les familles concernées quel que soit leur revenu, et ouvert à leurs enfants six jours par semaine au coût modique de 9 à 10 dollars par jour en dollars constants 2014 (soit 8,5 à 9,4 euros 7). En dehors de cette législation quelque peu exceptionnelle et qui sera de courte durée (1943-1946), bien que ses effets sur l’emploi féminin et sur le bien-être des enfants aient été durables (Herbst, 2013), il faut attendre les années 1960 et le programme de lutte contre la pauvreté engagé par le président Lyndon Johnson pour voir à nouveau un investissement fédéral significatif dans ce domaine. Et ce n’est que dans les années 1990 que se mettent en place des dispositif d’aide à l’accueil et à l’éducation des enfants en direction des familles à bas revenu et un congé pour raisons médicales et familiales, qui reste jusqu’à ce jour non rémunéré.
Les dispositifs d’aide à l’accueil et à l’éducation des enfants, réservés aux populations défavorisées
C’est en 1965 qu’a été mis en œuvre le programme Head Start d’aide en nature aux enfants de 3 à 5 ans vivant dans des familles pauvres (100 % du seuil fédéral de pauvreté), étendu en 1994 aux enfants de moins de 3 ans (Early Head Start). Ce programme fédéral compte parmi les plus importants dispositifs publics d’aide à l’accueil et l’éducation de la petite enfance en termes de dotation budgétaire. Géré par les États, il procure chaque année l’accès à des structures d’accueil et des services de qualité (éducation, santé et soutien alimentaire) à 1,1 million d’enfants jusqu’à l’âge de 5 ans vivant dans des familles à bas revenu (ainsi qu’aux femmes enceintes). La dotation budgétaire de ce programme a bénéficié d’une augmentation substantielle lors de l’adoption du plan de relance en 2010 en réponse à la crise. Elle a atteint 8,6 milliards de dollars (8,1 milliards d’euros) pour l’année 2014, dont l’essentiel a été directement affecté aux États (7,2 milliards de dollars, soit 6,8 milliards d’euros environ), servant 989 000 familles au total (Office of Head Start, 2014).
Le gouvernement fédéral investit par ailleurs chaque année environ 5 milliards de dollars (4,7 milliards d’euros) dans un fonds créé en 1990, le Child Care and Development Fund (CCDF). Ce dispositif vise à soutenir la prise en charge de l’accueil et de l’éducation des enfants de moins de 13 ans vivant dans des familles à bas revenu (plafonné par l’État fédéral à 85 % du revenu médian de l’État concerné mais que ces derniers sont libres de déterminer dans les limites de ce plafond), dont les parents travaillent ou sont en reprise d’études ou de formation et dans celles bénéficiaires de l’aide sociale (Lynch, 2014). Ce sont les États qui reçoivent les fonds, en fonction de leur niveau de revenu par habitant et de la part des enfants de moins de 5 ans au sein de leur population résidente, et qui les redistribue aux familles éligibles. Les parents se voient alors offrir la possibilité de faire garder leurs enfants par un professionnel du secteur subventionné et agréé par l’État, ou celle d’obtenir un certificat (ou un bon) utilisable pour acheter des services à un professionnel de son choix sur le marché (89 % des cas), participant à hauteur de 0 à 10 % maximum aux frais de garde de leurs enfants, selon les États. Depuis sa création, le financement pluriannuel de ce fonds a été une première fois renouvelé par le Congrès dans le cadre de la réforme de l’aide sociale sous la présidence de William Clinton en 1996, puis à nouveau en 2014 sous celle de Barack Obama, jusqu’à l’horizon 2020 (Child Care and Development Block Grant Act).
Le CCDF constitue ainsi la première source de financement public dédiée entièrement à la prise en charge des enfants (5,3 milliards de dollars, soit 5 milliards d’euros, en 2014). Mais seuls 1,4 million d’entre eux reçoivent effectivement une subvention 8, soit 17 % des enfants éligibles (ou 1 sur 6) ; de surcroît, la subvention annuelle par enfant n’est que de 4 900 dollars (4 605 euros) en moyenne, soit à peine la moitié du coût d’accès aux structures d’accueil de la petite enfance (encadré 1), rendant ce dispositif largement inopérant ou insuffisant pour les familles ciblées. Suite à son discours sur l’état de l’Union le 20 janvier 2015, le président Barack Obama a proposé d’élargir d’ici 2025 l’accès au CCDF aux familles de la classe moyenne (celles dont le revenu annuel est inférieur à 200 % du seuil fédéral de pauvreté, soit 40 000 dollars, ou 37 587 euros, pour une famille de trois membres) pour les enfants en bas âge (3 ans et moins) dont les parents travaillent ou sont en formation, ce qui en pratique permettrait un quasi doublement du nombre d’enfants bénéficiaires.
Enfin, depuis 1976, le Code fédéral des impôts autorise les familles actives avec enfants à charge de moins de 5 ans (et adultes dépendants) à percevoir un crédit d’impôt (non remboursable) s’ils optent pour une structure de garde organisée (assistante maternelle, crèche, etc.9). Le Child and Dependent Care Tax Credit (CDCTC) constitue la seconde source de financement public pour la prise en charge des enfants (3,5 milliards de dollars, soit 3,3 milliards d’euros, en 2014) et profite à 6,4 millions de familles. Il permet aux parents de réduire leur montant d’imposition à hauteur de 20 à 35 % jusqu’à 3 000 dollars (2 817 euros) de dépenses pour un enfant (et 6 000 dollars, soit 5 635 euros, pour deux enfants et plus), en fonction du revenu du ménage (35 % en deçà de 15 000 dollars, soit 14 087 euros par an, 20 % au-delà de 43 000 dollars, soit 40 384 euros). Compte tenu de ces limites, le crédit d’impôt maximum est actuellement de 1 200 dollars (1 127 euros) par an et il profite peu aux familles à bas revenu, qui sont souvent non imposables. À l’occasion de son dernier discours sur l’état de l’Union, Barack Obama a jugé nécessaire de multiplier par trois le montant maximum du CDCTC (50 % jusqu’à 6 000 dollars de dépenses, ce qui équivaut à 3 000 dollars par an) et d’étendre ce crédit d’impôt aux familles de la classe moyenne (jusqu’à 120 000 dollars, soit 112 692 euros de revenu annuel).
Le congé pour raisons médicales et familiales de 1993, un dispositif inachevé
Jusqu’à la fin des années 1970, les femmes n’étaient aucunement protégées du risque de perte d’emploi (et d’assurance maladie) occasionné par une grossesse et par la naissance d’un enfant. Les salariées américaines avaient coutume d’utiliser leurs congés annuels accordés de façon plutôt rare et discrétionnaire par l’employeur (pour maladie ou pour convenance personnelle), afin de justifier leur absence quelques jours avant et après la naissance de l’enfant (apRoberts, 1993). En 1978, le Pregnancy Discrimination Act (PDA) a interdit la discrimination dans l’emploi (embauche, licenciement, promotions, salaire) des femmes devant s’arrêter de travailler pour cause de grossesse et de naissance (ou d’adoption) d’un enfant, sans leur apporter toutefois de protection particulière en termes de congé. D’âpres débats autour de cette question se poursuivront tout au long des années 1980 au Congrès. Ils donneront lieu à plusieurs propositions législatives qui entraîneront par deux fois un veto du Président George Bush, au prétexte que cette question relève de la sphère privée, et rend illégitime toute immixtion de l’État en vertu du paradigme libéral fondateur du système juridique américain (Anthony, 2008 ; Fusulier, 2010). Il faudra donc attendre l’arrivée à la présidence de William Clinton en 1993 et l’adoption dans la foulée du Family and Medical Leave Act (FMLA) par le Congrès, un congé sans solde pour raisons familiales et médicales, pour que les femmes puissent obtenir cette protection, mais en traitant la grossesse au même titre qu’une maladie entraînant une incapacité temporaire de travail.
Le FMLA accorde ainsi jusqu’à 12 semaines de congé non rémunéré sur une période de 12 mois à tous les salariés du secteur public et à ceux du secteur privé qui travaillent dans des entreprises d’au moins 50 salariés, à condition qu’ils aient été en poste au moins pendant un an chez leur employeur, à raison d’au moins 1 250 heures durant les 12 mois ayant précédé le congé. Ce congé est accordé au salarié quel que soit son sexe pour trois raisons principales : 1) si son état de santé personnel est considéré comme « sérieux » (dû soit à la grossesse ou aux soins prénatals pour les femmes ou à une maladie chronique, soit qui entraîne une hospitalisation, soit qui provoque une incapacité de travailler de plus de trois jours consécutifs associée à un traitement continu par un professionnel de santé (i.e. exigeant au moins deux visites médicales sous les 30 jours qui suivent le premier jour d’incapacité) et jugé dans l’incapacité temporaire de travailler ; 2) s’il est tenu de s’occuper d’un parent (enfant jusqu’à 18 ans, conjoint, père ou mère) dont l’état de santé est considéré comme « sérieux » ; 3) lors de la naissance ou de l’adoption d’un enfant. Ainsi, cette loi se veut neutre en matière de genre. Elle préserve l’égalité de traitement entre hommes et femmes dans l’emploi, un principe de façade cher aux féministes américaines. Niant les inégalités de rôle au sein de la famille, le FMLA mêle ainsi inextricablement le congé maternité et le congé maladie (Suk, 2010) 10.
À cause de ces conditions restrictives, 44,1 % seulement des travailleurs du secteur privé sont éligibles à ce dispositif (Jorgensen, Appelbaum, 2014). Et il est de fait plus favorable aux hommes qu’aux femmes, lesquelles ont une probabilité plus élevée de travailler à temps partiel, dans des emplois à bas salaire, d’avoir des interruptions de carrière du fait de la division sexuée du travail, etc. Outre le fait qu’environ un cinquième des entreprises ne l’appliqueraient pas (Matos, Galinsky, 2014), la limitation la plus sérieuse du recours à ce dispositif tient au caractère non rémunéré du congé : une enquête du ministère du Travail montre en effet que 78 % des salariés éligibles au FMLA n’y ont pas recours à cause de la perte de salaire encourue 11. Ce qui fait que le taux de recours effectif à ce type de congés par les travailleurs âgés de 16 à 44 ans depuis l’entrée en vigueur de cette loi est très faible : il oscille en moyenne chaque année autour de 0,3 % mais concerne, comme on peut s’y attendre, principalement les femmes (0,7 % contre 0,1 % pour les hommes de cette catégorie d’âge), alors que près de la moitié de ces travailleurs bénéficient d’un type de congé rémunéré via leur entreprise, une part restée remarquablement stable au cours des deux dernières décennies, notamment pour les femmes (Boushey et al., 2013). Toutes les études montrent en outre que le FMLA n’a eu que peu d’effet sur la durée de congé des femmes à l’occasion de la naissance ou de l’adoption d’un enfant et peu ou aucun effet sur la prise de congé des pères (Bousheyet al., 2013) 12. Si 90 % d’entre eux prennent des congés de paternité à cette occasion, ce sont des congés très courts (dix jours ou moins) dans 70 % des cas. De même, seuls 13 % des pères prenant des congés de paternité reçoivent une compensation financière contre 20 % des femmes (Gatenio Gabel et al., 2015).
Cette absence de congés maternité rémunérés au niveau fédéral fait des États-Unis une exception avec la Papouasie Nouvelle-Guinée et le royaume d’Oman selon l’OIT. Elle a été compensée en partie par des initiatives des États ou des collectivités locales, qui ont souvent été précurseurs en la matière, mais de façon limitée et non coordonnée.
Quelques États et collectivités locales précurseurs
En matière de protection sociale comme dans bien d’autres domaines, les États ont la plupart du temps été à l’initiative avant le gouvernement fédéral. Une dizaine d’entre eux avaient en effet précédé la législation fédérale de 1993, en adoptant des congés maternité (et parentaux) non rémunérés pour les salariés du secteur privé d’une durée comprise entre six et 13 semaines selon les cas (apRoberts, 1993). La Californie a notamment voté dès 1987 la première loi octroyant un congé maternité non rémunéré aux femmes en emploi 13 ; et en 2002, cet État montre à nouveau l’exemple en devenant le premier à adopter un congé rémunéré pour raisons familiales et médicales. Cette législation a eu pour résultat de plus que doubler le nombre de semaines de congé pris par les femmes, passé de trois à six ou sept par an (Rossin-Slater et al., 2011), et d’augmenter d’une semaine en moyenne le temps de congé effectivement pris par les pères (Baum, Ruhm, 2014). Deux autres États seulement, le New Jersey et Rhode Island, lui ont jusqu’à présent effectivement emboîté le pas (encadré 2).
En dehors de ces trois cas, l’État de Washington a adopté un congé parental rémunéré en 2007, prévu pour être opérationnel en 2009 mais dont la mise en œuvre a été constamment différée à cause de la crise économique et des problèmes de financement du dispositif. Il devrait procurer jusqu’à cinq semaines de congé payé à raison de 250 dollars (235 euros) par semaine pour les salariés ayant travaillé au moins 680 heures durant l’année précédant le congé dans des entreprises d’au moins 50 salariés.
Mais une douzaine d’autres États envisageaient de mettre en place de tels programmes en 2015, indiquant que les congés parentaux rémunérés sont devenus un véritable enjeu tant politique qu’économique 14. La plupart de ces programmes sont utilisés majoritairement par les salariés pour prendre soin d’un enfant à l’occasion d’une naissance ou d’une adoption. Les femmes en sont généralement les principales bénéficiaires mais le taux de recours à ces congés reste faible du fait de la perte de salaire induite, rarement compensée par les employeurs 15 : 0,79 % des personnes éligibles dans le New Jersey et moins de 2 % en Californie. Pourtant, les employeurs en ont plutôt un jugement positif, qu’il s’agisse de leurs effets sur la productivité du travail, sur la profitabilité de l’entreprise ou bien encore sur le taux de rotation de la main-d’œuvre (Lerner, Appelbaum, 2014 ; Bartel et al., 2014 ; Council of Economic Advisers, 2014b).
Parallèlement à ces congés familiaux rémunérés, quatre États ont adopté très récemment des lois rendant obligatoires pour les entreprises d’une certaine taille des congés maladie rémunérés (de 40 à 48 heures par an selon les cas), qui peuvent aussi être utilisés pour prendre soin d’un enfant ou d’un parent. Le Connecticut a été le premier à le faire en novembre 2011, suivi par la Californie et le Massachusetts en 2014, puis l’Oregon en 2015 16. Plusieurs collectivités locales ont été aussi à l’initiative dans ce domaine. En 2007, San Francisco a été la première municipalité à exiger des employeurs des congés maladie rémunérés pour leurs salariés, un dispositif n’ayant eu aucun effet négatif sur l’emploi malgré les craintes initiales. Depuis, une dizaine d’autres villes ont suivi cet exemple 17. Le comté de Montgomery (dans l’État du Maryland) vient d’adopter l’un des dispositifs de congé maladie les plus protecteurs de la nation en juin 2015, qui ne prendra effet qu’en 2016. Il exige de la plupart des employeurs qu’ils accordent à leurs salariés au moins une heure de congé maladie rémunéré pour 30 heures travaillées, une législation qui devrait bénéficier à 90 000 travailleurs du secteur privé. Avec l’adoption de cette loi, ce comté devient la 23e collectivité locale à garantir un congé payé et la cinquième depuis le début de l’année 2015.
Si quelques États et collectivités locales ont pu compenser en partie l’indigence de la législation fédérale en matière de dispositifs de conciliation vie familiale-vie professionnelle, leurs effets limités ont cependant laissé beaucoup d’espace au développement des initiatives privées.
Une régulation par le marché, par essence inégalitaire
Certains employeurs aux États-Unis, soucieux d’attirer et de fidéliser leur main-d’œuvre, ont été incités à mettre en place des dispositifs favorisant l’articulation vie familiale-vie professionnelle de leurs salariés en l’absence d’une législation protectrice au niveau fédéral. Ces initiatives prennent parfois la forme d’aides directes (crèches d’entreprise sur site ou hors site, remboursement partiel des dépenses de garde d’enfants), plus souvent celle d’aides indirectes (emplois du temps flexibles, formes non standard d’arrangements contractuels comme le temps partiel ou le travail à domicile, congés familiaux rémunérés ou encore comptes d’épargne défiscalisés), même si celles-ci se sont révélées tardives, d’ampleur limitée et de nature très inégalitaire.
La forme la plus courante et la moins coûteuse pour les entreprises consiste à offrir des services d’information et d’intermédiation à leurs salariés (liste des structures d’accueil adaptée à la demande des parents, assistance dans la recherche et l’évaluation de fournisseurs de soins, mise en contact direct avec le fournisseur de soins, etc.), directement, à l’instar d’IBM 18 et de son programme « Lifeworks », ou indirectement, en faisant appel à des agences extérieures spécialisées. Une autre forme assez répandue consiste pour les employeurs à abonder des comptes d’épargne défiscalisés dédiés aux salariés avec des enfants, pour les aider à payer les dépenses afférentes (Dependent Care Reimboursement Accounts). Enfin, quelques grandes entreprises ont choisi de mettre en place leurs propres garderies sur le lieu de travail, ce qui constitue l’option la plus coûteuse et la plus rare, ou se sont groupées pour le faire (notamment les petites entreprises), tandis que d’autres financent des bons (vouchers) pour aider les familles à acheter ce type de services à l’extérieur.
Les employeurs proposent aussi aux salariés des aménagements permettant une certaine flexibilité dans le travail, de plus en plus demandés par les nouvelles générations. Mais ces dispositifs, quand ils existent, ne sont clairement pas accessibles à tous les travailleurs : seule une très petite minorité de ceux du secteur privé (6 %) en bénéficie selon une l’enquête déjà citée du BLS sur les avantages sociaux accordés par les employeurs 19 ; ils restent ainsi le privilège des professions du management et de la finance (20 %) et des salariés du dernier décile de l’échelle des salaires (21 %). Pourtant, environ 40 % de la main-d’œuvre aux États-Unis travaille selon des emplois du temps et des horaires atypiques, un phénomène qui touche davantage les Noirs et les jeunes femmes à bas salaire. Ainsi, il est fréquent que les travailleurs de secteurs comme le commerce de détail ou la restauration rapide soient appelés sur demande et au dernier moment pour effectuer leur service. Ces emplois du temps imprévisibles se sont multipliés ces dernières années dans les entreprises du secteur tertiaire notamment (Morsy, Rothstein, 2015) 20. Ce qui, outre les effets délétères sur le développement cognitif des enfants concernés, limite les options de garde pour les 9 millions de parents soumis à des horaires atypiques, dans la mesure où les structures d’accueil et de garde d’enfants telles que les écoles maternelles ou les crèches ouvrent en général à 8 heures et ferment à 18 heures, et que seules 8 % d’entre elles restent ouvertes le soir et le week-end 21. Cette situation a aussi un coût pour les entreprises, notamment en termes d’absentéisme, mais aussi de taux de rotation de la main-d’œuvre.
De surcroît, peu de salariés ont recours aux dispositifs d’entreprise articulant vie familiale-vie professionnelle, notamment les hommes, de peur d’être stigmatisés. Et ce risque est réel : des études ont montré que ceux qui y ont recours perçoivent des salaires moindres, ont de moins bonnes évaluations au travail, et bénéficient de moindres promotions que leurs collègues qui maintiennent des emplois du temps standards 22. Enfin, les formes de flexibilité dans le travail choisies par les hommes et les femmes sont différentes, rendant compte de la persistance d’un biais de genre concernant la disponibilité par rapport aux enfants en bas âge ou aux parents malades (Rehel, Baxter, 2015).
La « grande récession » semble n’avoir eu que peu de conséquences sur les différents aménagements proposés par les employeurs pour accorder davantage de flexibilité à leurs salariés dans le travail. En revanche, selon Matos et Galinsky (2014), ils seraient devenus moins enclins à proposer des aménagements dans la durée du travail (passer d’un temps plein à un temps partiel par exemple) ou dans la carrière de leurs salariés (prendre une année sabbatique par exemple ou toute autre forme d’interruption momentanée de carrière liée à un évènement familial ou à un projet personnel), mais davantage à leur offrir plus de flexibilité dans le choix de la plage horaire de travail durant la journée (horaire de début et de fin de journée) ou du lieu de travail (dans l’entreprise ou à domicile).
De même, les employeurs du secteur privé ont tardé à mettre en place des congés maternité ou parentaux rémunérés. Ceux-ci étaient en effet quasiment inexistants jusqu’à la fin des années 1980 et ne se sont développés qu’à partir des années 1990. Ils restent cependant limités en proportion des salariés concernés (tableau 1).
Seuls en effet 12 % des salariés du secteur privé (hors agriculture) ont accès à des congés rémunérés pour raisons familiales, un dispositif volontaire d’entreprise qui accentue les inégalités salariales : il bénéficie davantage aux salariés à temps plein (15 %), à ceux qui travaillent dans les entreprises de grande taille (22 %) et qui appartiennent au dernier décile de l’échelle des salaires (25 %).
Toutefois, l’offre de congés pour raisons familiales par les entreprises s’améliore. Chaque année, le magazine Working Mother sélectionne les 100 premières entreprises du point de vue de la générosité de leur politique familiale : en 2010, seules 16 % des entreprises de cette liste proposaient des congés maternité rémunérés de plus de 12 semaines et 8 % des congés de 11 à 12 semaines, portant à 24 % la part des entreprises les plus généreuses contre 19 % en 2006. De même, 74 % de ces entreprises proposaient au moins une semaine de congé rémunéré aux pères ou aux parents adoptifs à l’occasion de la naissance/adoption d’un enfant en 2010, contre seulement 50 % en 2006 (Sundbye, Hegewisch, 2011). Mais ce type de congé est beaucoup plus rarement proposé par les employeurs que les congés maternité, et ne trouve pas toujours de candidat quand il existe.
L’affiliation à un syndicat et la capacité de négocier avec l’employeur ce type d’avantages pour ses membres ne donne en revanche pas d’avantage particulier dans ce cas précis, comme le montre le tableau 1, alors qu’elle favorise généralement l’accès aux régimes professionnels de retraite et d’assurance maladie. D’ailleurs, ce sont principalement les employeurs des entreprises des secteurs « high tech » qui ont multiplié les initiatives ces dernières années pour faciliter la conciliation vie familiale-vie professionnelle de leurs salariés et ces entreprises ne connaissent en général pas d’implantation syndicale. La nécessité pour beaucoup d’attirer et de fidéliser la main-d’œuvre, dans des métiers (ingénieurs programmeurs par exemple) où la pénurie est avérée, les a conduit à renforcer les congés pour raisons médicales et familiales en direction de leurs salariés (durée et montant du congé rémunéré), avec cependant de fortes disparités selon les catégories de salariés 23. Des firmes de la Silicon Valley comme Apple et Facebook en 2014, et Google en 2015, sont même allées jusqu’à proposer en 2014 à leurs salariées une nouvelle prestation gratuite et très coûteuse, qui a été abondamment commentée dans la presse et fortement contestée car elle implique un contrôle de la firme sur la fertilité des femmes : le gel de leurs ovules, afin de permettre à leurs salariées de continuer à travailler durant leurs plus jeunes années de carrière et de différer leur projet de maternité 24. Par ailleurs, des entreprises comme Accenture évitent systématiquement de faire voyager ceux (celles) de leurs consultant(e)s devant prendre en charge un enfant 25.
Conclusion
L’entrée massive des femmes sur le marché du travail, l’affirmation d’une norme familiale où les deux parents occupent un emploi, l’importance accrue des familles monoparentales et des mères isolées, les aspirations à l’égalité salariale des femmes et celles des jeunes générations à équilibrer davantage leur vie familiale et leur vie professionnelle n’ont pas manqué d’entraîner une remise en cause du modèle familial traditionnel. Pourtant, l’exceptionnalisme américain reste de mise dans la faiblesse et la carence des dispositifs accompagnant ces changements d’ordre économique, social et culturel. C’est vrai de l’indigence des dispositifs publics existants comme du caractère limité des initiatives prises par les acteurs privés, même si certains commencent à faire bouger les lignes. Du côté des employeurs, la mise en place de conditions de travail ou d’avantages sociaux qui favorisent cette articulation n’a jamais été une priorité, sauf à des moments privilégiés où attirer et fidéliser la main-d’œuvre devient une nécessité économique, comme c’est le cas actuellement dans un certain nombre de secteurs « high tech ». Du côté syndical, cette question est rarement une priorité dans la hiérarchie des enjeux de la négociation collective par rapport à celle que constitue l’emploi et les salaires, de l’aveu même de la trésorière de l’American Federation of Labor – Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), Elizabeth Shuler 26. Pourtant, les femmes figurent aujourd’hui à des postes clés des instances dirigeantes de la centrale, et seront bientôt majoritaires parmi la base syndiquée. Certains syndicats sont néanmoins clairement plus revendicatifs que d’autres dans ce domaine, notamment le syndicat des services (le Service Employees International Union, SEIU), qui compte 1,5 million de membres. Le SEIU fait en effet campagne pour augmenter le salaire des professionnels de la petite enfance, généralement inférieur à 11 dollars (10 euros) de l’heure, comme celui des travailleurs de la restauration rapide ou d’autres secteurs des services particulièrement mal payés, et le porter à 15 dollars (14 euros) de l’heure (« Fight for 15 »), tout en réclamant un dispositif d’accueil des jeunes enfants abordable et de qualité pour les familles à bas revenu grâce à des subventions publiques renforcées.
La question de l’articulation vie familiale-vie professionnelle est ainsi devenue au fil des ans un véritable enjeu de société et fait désormais partie du débat public aux États-Unis. Elle trouve sa traduction politique dans l’élaboration de plusieurs propositions de loi au Congrès, visant à renforcer et à parachever les embryons de dispositifs existants même si elles ont peu de chances d’être adoptées à cause des polarisations idéologiques qui neutralisent la plupart des initiatives législatives fédérales depuis 2010 27. En 2015, le Président Barack Obama a marqué à plusieurs reprises son intérêt pour cette question et son administration, notamment le ministère du Travail, a pris clairement l’offensive, en en faisant une priorité nationale. Après avoir rappelé dans son discours sur l’état de l’Union en janvier que les États-Unis étaient le seul pays avancé n’offrant aucun congé maternité (et parental) rémunéré, il a usé de son pouvoir réglementaire pour donner l’exemple et obliger les entreprises contractant avec le gouvernement fédéral (et leurs sous-traitants) à accorder 56 heures (soit sept jours) par an de congés maladie rémunérés à leurs salariés, pour pouvoir aussi prendre soin d’un enfant ou d’un parent malade 28. De même a-t-il signé un mémorandum exigeant de son administration que les employés du gouvernement fédéral puissent avoir accès à six semaines de congés maladie rémunérés pour pouvoir prendre soin d’un enfant ou d’un parent malade. Par ailleurs, dans sa proposition de budget pour 2016, il est prévu une enveloppe de 2,2 milliards de dollars (2,1 milliards d’euros) sur quatre ans affectée au ministère du Travail pour inciter les États volontaires à mettre en place de tels programmes, et une dotation de 35 millions de dollars (soit 33 millions d’euros) pour les aider créer l’infrastructure technique nécessaire, alors qu’une dizaine de propositions législatives ont été déposées dans ce sens par les législatures des États depuis mars 2015.
Mais il subsiste encore de nombreux obstacles ou résistances dans la société américaine, qui sont tant d’ordre culturel qu’économique et politique. D’une part, le modèle de la mère au foyer comme norme de la famille idéale, et de l’homme dévoué totalement à son travail comme norme du travailleur idéal compte encore nombre de partisans ; d’autre part, le mouvement féministe, en revendiquant avec force l’égalité entre hommes et femmes, a implicitement nié la persistance d’une division sexuée du travail et s’est refusé, au titre de cette égalité fictive, à revendiquer des congés spécifiques pour les femmes ; de même, la position minoritaire des femmes à des postes de responsabilité au gouvernement comme au sein des entreprises dans la société américaine n’a pas contribué à faire de l’articulation famille-emploi une priorité nationale ; enfin, l’opposition marquée de certaines associations d’employeurs (National Federation of Independent Business et Society for Human Resource Management) à rendre obligatoire pour les entreprises ce que certaines d’entre elles n’accordent que de façon volontaire reste importante. Elle reflète plus largement l’adhésion des élites américaines à l’affirmation du modèle de « l’entreprise-providence » en lieu et place d’un État-providence inachevé, pour ne pas dire carentiel et leur résistance au modèle de socialisation du salaire qui s’est développé ailleurs, notamment sur le continent européen. En conséquence, les différentes initiatives en cours en vue de faire adopter par un Congrès profondément divisé de nouveaux dispositifs de conciliation vie familiale-vie professionnelle ont peu de chances d’aboutir à court terme. Elles en ont en tous les cas certainement moins que celles engagées au niveau local (États, comtés et municipalités), où la diversité des situations et traditions rend parfois la formation de coalitions et la légitimité à légiférer plus aisées à obtenir qu’au plan national.
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* Chercheure à l’IRES.
1. 66 % des mères ayant eu leur premier enfant entre 2006 et 2008 ont travaillé durant leur grossesse, dont 56 % à temps plein, 88 % dans les trois mois précédant la naissance et 65 % durant le mois précédant la naissance.
2. http://kff.org/other/press-release/new-kaisernew-york-timescbs-news-poll-looks-at-experiences-of-americans-who-are-not-employed-and-what-it-would-take-to-get-them-back-to-work/.
3. Du nom de cette salariée qui avait travaillé pendant 20 ans chez Goodyear en gagnant moins que ses collègues masculins et qui avait attaqué son employeur pour discrimination après avoir reçu une lettre anonyme l’informant de cet état de fait. La Cour suprême avait rejeté sa plainte en 2007 au prétexte qu’il y avait prescription. La loi qui porte son nom, la première promulguée par Barack Obama au tout début de son premier mandat (29 janvier 2009), prolongera cet acte en créant la National Equal Pay Task Force un an après, et accordera six mois aux personnes (le plus souvent des femmes) qui s’estiment victimes de discriminations pour saisir l’Equal Employment Opportunity Commission.
4. D’après les données du Bureau of Labor Statistics issues de Current Population Survey.
5. 11 États seulement sur 50 ont adopté des lois qui interdisent cette pratique dite « Pay Secrecy » sur les lieux de travail entre salarié(e)s d’une même entreprise : Michigan en 1982, Californie en 1984, Illinois en 2004, Vermont en 2005, Colorado en 2008, Maine en 2009, New Jersey en 2013, Minnesota et New Hampshire en 2014, New York et Connecticut en 2015 (Kim, 2015).
6. « Median Weekly Earnings by Sex, Marital Status, and Presence and Age of Own Children Under 18 in 2012 », BLS, http://www.bls.gov/opub/ted/2013/ted_20131203.htm.
7. De même, certaines collectivités locales ont été à l’initiative lors de la Seconde Guerre mondiale, à l’image de la ville de Richmond en Californie. Cette collectivité locale a ouvert en 1943 une trentaine d’écoles maternelles dans le cadre de la mise en place d’un programme élargi de la ville en matière de garde d’enfants, notamment pour les femmes qui travaillaient à la construction de navires militaires pour l’entreprise Kaiser et qui avaient besoin de faire garder leurs enfants.
8. https://www.acf.hhs.gov/programs/occ/resource/fy-2014-preliminary-data-table-1.
9. Le Code fédéral des impôts permet en fait depuis 1954 une déduction fiscale pour certaines dépenses relatives à la prise en charge des enfants. Celle-ci a été convertie en crédit d’impôt (non remboursable) en 1976, dont le montant a été relevé par deux fois, en 1981 et en 2001 (Entmacher et al., 2015).
10. La plupart des salariés qui prennent un congé au titre du FMLA le font d’ailleurs pour des raisons médicales personnelles, y compris la grossesse pour les femmes (55 %), plutôt que familiales (39 %, dont 21 % pour s’occuper d’un nouveau-né ou d’un enfant adopté, et 18 % pour prendre soin d’un parent (US Department of Labor, 2012, op. cit).
11. Cité par Portia Wu, Vice President, National Partnership for Women & Families Before the House Education and Labor Committee, Subcommittee on Workforce Protections « HR 4855, The Work-Life Balance Award Act », April 2010.
12. En Californie où des congés parentaux rémunérés ont été mis en place en 2004 (voir infra), les statistiques révèlent la permanence d’un usage sexué de ce dispositif, utilisé dans 74 % des cas par les femmes selon Rehel et Baxter (2015, op. cit).
13. En 1987, la Cour suprême de Californie confirme une loi de l’État exigeant que la plupart des employeurs accordent un congé maternité non payé de quatre mois associé au droit de recouvrer son emploi à ce terme.
14. L’absence de législation protectrice réduit le taux d’activité des femmes, notamment dans les familles à bas revenu et accroît le risque de pauvreté.
15. Seuls un tiers des employeurs du New Jersey complètent ces congés en permettant à leurs salariés de percevoir 100 % de leur salaire ; voir Lerner et Appelbaum (2014, op. cit.).
16. Dans le cas du Connecticut, cette loi s’applique aux employeurs de 50 salariés et plus, dans le cas de l’Oregon, et du Massachusetts, à ceux de dix salariés et plus, dans le cas de la Californie quelle que soit la taille de l’entreprise.
17. En 2015, des villes comme Philadelphie et Emeryville (Californie) ont également adopté des dispositifs de congés maladie rémunérés. De même, Boston et Seattle, par exemple, ont commencé à offrir des congés parentaux à leurs employés municipaux.
18. L’entreprise IBM a été pionnière dans ce domaine en offrant dès le début des années 1980 à ses salariés des services d’aides à la prise en charge des enfants.
19. National Compensation Survey-Benefits, 2014, op. cit.
20. Une étude réalisée en 2012 auprès des travailleurs du commerce de détail non alimentaire indique que la moitié de ceux qui devaient prendre soin d’un enfant ou d’un parent étaient soumis à des emplois du temps imprévisibles ; voir N. Scheiber, « The Perils of Ever-Changing Work Schedules Extend to Children’s Well-Being », The New York Times, August 12, 2015. En 2015, une dizaine d’États et plusieurs municipalités ont d’ailleurs introduit une législation visant à réduire le caractère imprévisible des emplois du temps imposé aux salariés par leur employeur.
21. Données citées dans une résolution soumise au 114e Congrès, à la Chambre des représentants, par K. Bonamici, July 28, 2015.
22. Le Vermont et la ville de San Francisco ont adopté en 2013 et 2014 une loi protégeant théoriquement les salariés ayant recours à ces formes de flexibilité dans leur travail de toute discrimination dans l’entreprise. Il est cependant trop tôt pour juger de leurs effets, selon Rehel et Baxter (2015, op. cit.). Voir également Council of Economic Advisors (2014c).
23. Microsoft a étendu les congés pour raisons médicales et familiales rémunérés à 20 semaines pour ses salariés et en a triplé le montant, tandis que Facebook octroie jusqu’à quatre mois de congés parentaux rémunérés à ses salariés et que Netflix est allé jusqu’à offrir une année de congés entièrement rémunérés après la naissance d’un enfant mais seulement à ses salarié(e)s payé(e)s au forfait de la division web (donc à l’exclusion de ses salariés payés à l’heure). Google a également allongé la durée des congés maternité rémunérés (100 % du salaire) de 12 à 18 semaines en 2014. Yahoo, dont la dirigeante Marissa Mayer n’a pris que deux semaines de congé à l’occasion de la naissance de ses jumeaux, offre dorénavant quatre mois de congé maternité rémunérés à ses salariées. La firme de logiciels Adobe vient de doubler en 2015 la durée de ses congés maternité, de 12 à 24 semaines. Vodafone a annoncé en 2015 que le groupe proposerait à ses 93 000 salariés dans les 30 pays où il est présent un congé maternité rémunéré de 16 semaines aux femmes à la naissance de leur enfant, ce qui est particulièrement généreux dans le cas des États-Unis.
24. La mise en œuvre d’une telle procédure coûte environ 10 000 dollars (9 379 euros), auxquels il convient d’ajouter les frais de stockage (500 dollars, soit 469 euros) et de dégel des ovules (5 000 dollars, 4 690 euros).
25. C. Cain Miller, D. Streitfeld, « Big Leaps for Parental Leave, if Workers Actually take It », The New York Times, September 1, 2015.
26. http://www.aflcio.org/Multimedia/Videos/Strategies-for-a-Family-Friendly-Economy-Liz-Shuler-March-2011.
27. En décembre 2013, le Family and Medical Leave Enhancement Act a été introduit au Congrès sans parvenir à réunir une majorité d’élus en sa faveur. Une nouvelle proposition de congé rémunéré universel a été réintroduite en 2015 (Family and Medical Insurance Leave Act ou Family Act), qui a peu de chances d’aboutir en l’état au 114e Congrès. Il s’agirait d’accorder à tous les travailleurs concernés jusqu’à 12 semaines de congés rémunérés pour raisons familiales (santé, naissance ou adoption d’un enfant, prise en charge d’un parent malade), à hauteur de 66 % de leur salaire mensuel (plafonné toutefois à 1 000 dollars, soit 938 euros par semaine). Ce congé serait financé par des cotisations employeur et salarié (0,2 % du salaire), soit environ 2 dollars – 1,9 euro – par semaine pour un travailleur à temps plein gagnant un salaire médian. Les conditions d’éligibilité dépendraient non de la taille de l’entreprise mais de l’ancienneté en emploi ayant précédé le congé du salarié. Le système serait géré par l’administration de la Sécurité sociale.
28. J. Weisman, « Obama Drafts Order on Paid Sick Leave for federal Contractors », The New York Times, August 5, 2015.