Au Portugal, la problématique de la conciliation vie familiale-vie professionnelle a été confrontée récemment à des contradictions importantes. D’un côté, des mesures législatives et réglementaires ont été adoptées dans ce sens, de l’autre, la mise en œuvre du programme d’austérité a accentué la dégradation des conditions de vie. Dans la pratique, on constate cependant un meilleur exercice des droits, y compris ceux acquis récemment comme les congés parentaux, mis en place en 2009. Les quelques études disponibles montrent cependant que le sujet de la conciliation est encore largement considéré comme une affaire individuelle et féminine.
Comme dans d’autres pays européens, les dépenses publiques en faveur des familles se sont sensiblement accrues au cours des dernières décennies, particulièrement dans ce pays depuis l’avènement de la démocratie en 1974 et, dans un second temps, au début des années 2000 alors que le Portugal semblait pleinement profiter de son insertion européenne. Une partie seulement des mesures adoptées avait pour objectif explicite la conciliation vie familiale-vie professionnelle, notamment la scolarisation dès la petite enfance, mais d’autres ont eu cet effet sans en avoir clairement la destination (Ferreira, 2010).
La crise ouverte en 2007-2008 a changé le panorama. De la même façon, les effets négatifs ne tiennent pas à la réduction des dispositifs dédiés à la question de la conciliation : les indicateurs retenus par le Bureau international du travail (BIT) pour l’évaluation du travail décent (ILO, 2012) ne montrent pas d’atteinte directe, par exemple en matière d’attribution des congés parentaux. Les reculs sont plutôt le fait de la dégradation générale des conditions de vie et de travail qui ont vu augmenter le temps de travail et baisser les revenus d’un grand nombre de familles (Pernot, Rego, 2014).
Le Portugal reste marqué cependant par des modèles traditionnels d’organisation du travail et de la famille, la disponibilité pour le travail étant associée à une « nature » masculine et les compromis familiaux à une « nature » féminine (Casaca, 2014). Ce modèle connaît toutefois les assauts des valeurs néolibérales qui, si elles ne portent pas directement sur la répartition des rôles entre hommes et femmes, ont néanmoins des effets à travers l’importation de nouveaux modèles d’organisation du travail exaltant la performance, l’orientation client et la compétitivité, modèle qui a inspiré le « New Public Management» mobilisé, par exemple, pour la réforme du secteur public (Pernot, Rego, 2014). La flexibilité de la main-d’œuvre, interne comme externe, joue un rôle important dans la gestion des temps de travail, des carrières ainsi que dans l’organisation de la vie domestique. Le modèle traditionnel comme le modèle néolibéral exercent donc des pressions différentes mais toutes deux régressives à l’encontre de la conciliation vie familiale-vie professionnelle malgré les progrès normatifs enregistrés depuis le début des années 2000.
On doit également observer qu’une connaissance un peu systématique sur ces questions fait encore défaut, même s’il existe deux sources importantes de données : la Commission pour l’égalité dans le travail et l’emploi (Commissão para a igualdade no trabalho e no emprego – CITE), créée en 1979, et l’Observatoire des familles et des politiques familiales, né en 2010 sous l’impulsion de plusieurs centres de recherche universitaires. L’impact effectif de la crise et des mesures d’austérité qui l’ont suivie ne peut pas être évalué simplement à partir de quelques indicateurs épars.
On évoquera trois points dans cet article : en premier lieu, un rappel des dispositifs de conciliation vie familiale-vie professionnelle et l’évolution de leur utilisation, du moins telle qu’on peut l’appréhender sur la base des données existantes ; ensuite, les effets de la crise mettant en évidence les mesures qui ont eu un impact négatif sur la conciliation et qui, d’une certaine façon, annulent les mesures directes positives ; enfin, on évoquera les positions des acteurs sociaux, en particulier l’action de basse intensité mais continue des organisations syndicales sur le sujet, marquée par une approche très défensive sur les droits du travail acquis.
Les évolutions des dispositifs légaux
Le cadre légal de la conciliation vie familiale-vie professionnelle est centralisé dans le Code du travail portugais et en particulier dans les révisions de 2009 et suivantes concernant les règles de protection en cas de maternité, paternité ou adoption 1. Le tableau 1 présente une brève chronologie des mesures visant la conciliation vie familiale-vie professionnelle au Portugal depuis le « Printemps marcellien » (Primavera Marcelista), désignant la période d’ouverture du régime fasciste dans les années 1970, quand Oliveira Salazar a cédé la place à Marcelo Caetano. Ce tableau permet de voir que si des mesures importantes ont été prises lors de la mise en place de la démocratie, la conciliation vie familiale-vie professionnelle est devenue bien plus tardivement un élément des politiques publiques. Les mécanismes allant vers l’égalité des sexes ont été introduits il y a environ 30 ans, mais, par exemple, le congé paternité est intervenu très tardivement par rapport au congé maternité.
Du cadre légal…
On s’intéressera ici principalement aux mesures de facilitation de la prise en charge des enfants. Le discours public est plus large, il évoque également la promotion de l’égalité des sexes mais, au Portugal comme ailleurs, elle a encore beaucoup de chemin à parcourir. En 2013 et 2015, deux dispositifs légaux ont complété les mesures relatives aux congés postnataux en apportant quelques améliorations facilitant pour les parents la prise de congés pour élever leurs enfants. Bien qu’il ait adopté des mesures régressives en matière d’allocations familiales, le gouvernement a aussi manifesté une volonté d’encourager la conciliation vie familiale-vie professionnelle.
En 2013, on peut lire dans une résolution du Conseil des ministres qu’il convient d’adopter des mesures pour « … la promotion de laconciliationde la vie professionnelleet vie personnelle et familiale, en encourageant l’approfondissement de la responsabilitésociale des entreprises, l’élimination de laségrégation du marché dutravail etautres formes de discrimination… 2 ». Ce document présente des mesures concrètes, comme la publication chaque premier trimestre d’un rapport sur les bonnes pratiques mises en œuvre par les entreprises dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises. Il annonce également une campagne de sensibilisation effectivement lancée en octobre 2013 à travers le pays pour promouvoir la conciliation vie familiale-vie professionnelle ; les responsables ministériels sont par ailleurs encouragés à faire des propositions pour promouvoir ladite conciliation (Governo, 2013).
En 2015, à l’occasion de la neuvième loi modifiant le Code du travail (Loi n° 120/2015) 3, le gouvernement a introduit quelques changements afin de permettre aux pères de consacrer plus de temps à leurs enfants nouveau-nés (15 jours au lieu de dix) et donnant aux parents une plus grande liberté pour travailler à domicile au cours des premières années de leurs enfants. Ainsi, la loi permet que les parents puissent exercer leur activité en télétravail pendant les trois premières années de leurs enfants, à condition que cela soit compatible avec l’activité et les ressources de l’entreprise.
Tous les salariés assurés ainsi que les travailleurs indépendants affiliés depuis au moins six mois, dont la rémunération est enregistrée et qui résident au Portugal ont droit au congé parental. Il existe un congé parental « initial » et un congé parental « élargi » qui peut prolonger le premier ; pendant la période de congé initial, les parents reçoivent entre 80 % et 100 % de leur salaire moyen par jour et 25 % de leur salaire moyen par jour lors du congé parental « élargi ». Cette rémunération de substitution n’est pas assurée par l’employeur mais par les services de protection sociale.
Le tableau 2 résume les différents types de congés parentaux et leur durée.
… à l’exercice effectif des droits
Le Bureau international du travail retient deux critères essentiels de comparaison en matière de conciliation vie familiale-vie professionnelle : le congé maternité et le congé paternité (Adatti et al., 2014). On essaiera cependant d’aller au-delà de ces indicateurs en évoquant l’évolution des allocations familiales et celle des places en crèches qui font également partie des facteurs assurant une meilleure conciliation vie familiale-vie professionnelle.
Le tableau 3 montre l’évolution de la prise effective des congés par les mères et les pères éligibles. Ces taux sont calculés relativement au total des naissances, qui connaissent une décroissance radicale dans les toutes dernières années 4.
L’augmentation de la prise de congés est régulière jusqu’en 2011, sans doute en raison de la connaissance croissante du dispositif. Elle semble s’interrompre après cette date sans qu’aucune étude ne nous renseigne réellement sur les causes du phénomène. Concernant les hommes, on doit simplement noter les récriminations des employeurs face à un droit dont ils ne voient guère le sens (ce sont les femmes qui doivent s’occuper des enfants !). Mais comme le taux fléchit également pour les femmes, on peut s’interroger sur les effets d’un chômage croissant (des hommes et des femmes) sur la garde des enfants. Mais pour l’heure, on n’en sait pas davantage.
Le congé parental élargi a été mis en place en 2010, son usage a augmenté de 56 % en cinq ans, d’après les données de l’Institut de sécurité sociale 5. Ce dispositif permet, comme nous l’avons indiqué dans le tableau 2, de prolonger de trois mois le congé parental. Ouvert aux deux parents, il est davantage pris par les mères qui assurent la totalité de la progression : 2 104 mères pour 384 pères en 2011, 3 156 pour 379 en 2014 6. Sans surprise, cette différence renvoie à l’inégalité des engagements dans l’éducation des enfants, mais elle peut être due aussi au fait que, les salaires des femmes étant inférieurs à ceux des hommes, la perte financière du ménage est plus faible dans le budget domestique si c’est la femme qui prend un congé parental. Les deux facteurs se rejoignent dans le constat d’inégalité des salaires et des statuts d’emplois entre hommes et femmes au Portugal. Deux indications en rendent compte : d’une part, un taux d’activité des femmes très élevé, supérieur à la moyenne européenne (70,2 % pour 66,0 % en moyenne UE), alors que le taux d’activité des hommes est inférieur à la moyenne européenne (77,1 % pour le Portugal pour 78,0 % en moyenne UE selon Eurostat) ; d’autre part, une répartition des tâches domestiques extrêmement inégalitaire puisque les femmes portugaises assurent en moyenne 25,24 heures de tâches non rémunérées par semaine et les hommes 9,24 heures (données pour l’année 2005, CITE, 2015) 7.
Même de manière différenciée, le recours à ces droits est en augmentation signi-ficative, sans doute en raison d’une prise de conscience croissante de leurs droits, un « sens des droits » (Monteiro, Domingos, 2013) de la part des individus, mais aussi à un resserrement des droits dans d’autres domaines (voir infra). En effet, l’évolution des congés parentaux, de leur cadre légal comme des usages qui en sont faits, ne suffit pas à rendre compte des pratiques que les familles ont dû mettre en œuvre pour faire face à leurs difficultés au cours de ces dernières années.
L’impact de la réduction des budgets sociaux
La réduction des aides sociales et des moyens affectés aux différents services publics ont naturellement pesé sur le niveau de vie des familles (Mosca, Limanowska, 2015). Après cinq années de croissance régulière depuis 2005, les allocations familiales ont baissé drastiquement : le nombre de bénéficiaires a fortement diminué et les critères d’attribution ont été restreints. Le nombre d’allocataires est passé de 1 260 994 en 2010 à 926 601 en 2011, puis à environ 850 000 depuis cette date.
Comme l’ensemble du système éducatif, la prise en charge collective de la petite enfance est un moyen important de conciliation vie familiale-vie professionnelle.
La garde des enfants jusqu’à trois ans est pour l’essentiel confiée à des organisations de l’économie sociale et à des nourrices (« amas »). Ne disposant pas de données fiables sur ce type de service, on s’intéressera ici à l’évolution de la situation au niveau préscolaire (González, 2014).
Depuis 2010 et à tous les niveaux éducatifs, la tendance a été à la réduction du nombre des établissements et des enseignants (Pernot, Rego, 2014 ; DGEEC, 2015). Or, malgré l’évolution négative de la démographie, le nombre d’enfants accueillis dans des structures préscolaires n’a cessé d’augmenter : il y avait 126 760 élèves dans l’enseignement public préscolaire en 2005 et 134 180 en 2013 ; en ce qui concerne les enseignants, de 11 007 en 2007, ils sont passés à 9 545 en 2013 ; et s’il y avait 4 716 établissements préscolaires en 2006, ils sont passés à 4 075 en 2013, selon la DGEEC 8.
Ce resserrement a sans doute des effets sur la qualité de la prise en charge des enfants et il contraint assurément les parents, notamment en zone rurale, à des déplacements quotidiens parfois beaucoup plus longs qui ne facilitent pas la conciliation vie familiale-vie professionnelle.
L’appel à la responsabilité sociale des entreprises
Dans les intentions affichées par la loi en 2013, le gouvernement confiait une partie des impératifs de la conciliation vie familiale-vie professionnelle à la responsabilité sociale des entreprises. La tentative n’est pas nouvelle : depuis 2000, l’Agence publique pour l’égalité au travail (Comissão para a igualdade no trabalho e no emprego – CITE) attribue chaque année un prix qui récompense les bonnes pratiques entrepreneuriales dans ce domaine. C’est aujourd’hui la source la plus complète pour connaître les réalisations des entreprises même si l’attribution du prix porte davantage sur la question de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes (égalité salariale, non-discrimination au niveau du recrutement, etc.) que sur les pratiques « family friendly » 9. Certes, ces deux dimensions ne peuvent être détachées l’une de l’autre, mais on sait en réalité peu de choses sur les initiatives des entreprises ciblées sur la conciliation. Si les appels à la responsabilité des entreprises avaient un effet de stimulation, il est probable qu’on le saurait : les exemples et les bonnes pratiques feraient l’objet d’une publicité aujourd’hui inexistante. Ce que l’on sait en revanche, par une étude de la CITE réalisée au début des années 2000, c’est que la plupart des employeurs perçoivent la conciliation vie familiale-vie professionnelle comme une affaire privée et non comme une affaire relevant de la responsabilité sociale des entreprises (Guerreiro, Pereira, 2006). Le nombre élevé de très petites entreprises dans le tissu entrepreneurial ainsi que le très faible niveau d’éducation de la plupart de ces petits employeurs laissent supposer une assez faible écoute sur le sujet, d’autant que la surcharge domestique des femmes portugaises ne constitue manifestement pas un objet de scandale pour la plupart des Portugais (voir supra).
L’initiative lancée en faveur de l’égalité des sexes par le gouvernement suite à la résolution du Conseil des ministres de mars 2015 (n° 11-A/2015) aura sans doute comme premier résultat de fournir davantage d’informations sur les pratiques d’entreprises dans le domaine de la conciliation.
Les recommandations de la puissance publique auraient peut-être un effet plus important sur la société dès lors que l’employeur public serait capable de se les appliquer à lui-même. Les quelques études disponibles ne montrent pas pourtant l’exemplarité de l’État : l’une des rares études existantes présente les résultats d’une recherche qualitative menée en 2011 sur la mise en œuvre du droit aux aides publiques tendant à la conciliation de la vie professionnelle, personnelle et familiale des personnes qui travaillent dans une municipalité du centre-nord du Portugal bénéficiant d’un plan pour l’égalité. Les résultats, guère optimistes, montrent une conscience réduite des obligations de l’État, des employeurs et de la société en général en matière de services et d’aides à la famille (Monteiro, Domingos, 2013)
La conciliation à l’épreuve de la crise
Le « Memorandum of Understanding » 10 a été signé en mai 2011 par un gouvernement socialiste et mis en place par un gouvernement de centre-droit jusqu’en mai 2014. À cette date, la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) a quitté le pays mais le mémorandum est resté le document de référence des politiques publiques de cette dernière année. Il n’y a pas, dans ce document, de mesures adressées en particulier à la promotion de la conciliation vie familiale-vie professionnelle. D’ailleurs, le mot famille ne sert qu’à adjectiver les médecins dans le domaine de la santé, un secteur parmi les plus concernés par les mesures de restriction du mémorandum (Pernot, Rego, 2014).
Pourtant, il y a dans les sept sections du mémorandum 11 de nombreuses mesures qui ont eu un impact important sur la conciliation vie familiale-vie professionnelle : la réduction des investissements publics, le retour aux 40 heures de travail hebdomadaires 12, la diminution du nombre de jours fériés, le blocage des salaires et l’augmentation de la charge fiscale. La création de banques d’heures (collectives mais aussi individuelles) a été un instrument très important de flexibilisation du temps de travail.
La baisse du taux d’emploi (tableau 4) pèse sur la possibilité (ou l’envie) d’avoir des enfants dans un pays à faibles revenus, ce qui peut être considéré comme relevant de la conciliation. Les femmes ayant des enfants participent généralement davantage au marché du travail que celles qui n’en ont pas et cette caractéristique est encore plus marquée au Portugal (González, 2014).
Si la crise a particulièrement frappé le travail masculin, les taux d’emploi et de chômage se rapprochant entre hommes et femmes, le renvoi des hommes à la maison ne se traduit pas forcément par une prise en charge des tâches domestiques, en raison, on l’a déjà évoqué, de la persistance du modèle traditionnel de répartition des tâches. Cette forte résistance est d’autant plus paradoxale que, contrairement aux Espagnoles par exemple, les Portugaises ont toujours activement participé au marché du travail du fait de la faiblesse des salaires et de la nécessité de compléter le budget domestique (Gonzalez, 2014 ; European Commission, 2014).
Le programme d’ajustement a réduit les aides sociales, les prestations de chômage et même le forfait social pour les transports publics. Outre l’augmentation de la pauvreté, un des effets de ces politiques a été de souligner le rôle de la « famille providence » qui a longtemps caractérisé les sociabilités du Portugal : les réseaux familiaux ont pris le relai des dispositifs défaillants de l’État-providence 13. Une étude récente de l’Université de Coimbra, FINFAM – finances, genre et pouvoir 14 : « Comment les familles portugaises gèrent leurs finances dans le cadre de la crise » –, montre que la solidarité inter-générations se fait notamment à partir des grands-parents qui assurent le paiement du logement, des emprunts voire des biens alimentaires 15.
Conscient de l’impact des mesures du programme d’ajustement, le gouvernement a mis en place en 2011 un « Programme d’urgence sociale » (Programa de emergência social). Ce « coussin social », comme on l’a appelé, a été mis en place surtout par les organisations de l’économie sociale. Les plus pauvres ont eu accès à des biens alimentaires, repas gratuits, etc. D’autres mesures prévues connaissent des difficultés de mise en œuvre en raison de leur complexité : ainsi le tarif social pour le gaz ou l’électricité. L’Observatoire des familles et des politiques familiales a publié un rapport sur les politiques de soutien économique aux familles de 2013 (Wall et al., 2014) : il conclut en indiquant que le soutien aux familles pendant ces dernières années était devenu résiduel et s’était centré sur le don de biens au lieu de prévoir le droit à un soutien économique. Ainsi, la sécurité sociale cède la place à la bienfaisance sociale.
Les acteurs sociaux submergés par la vague
Face au bouleversement des conditions de vie et de travail occasionné par la crise et la mise en œuvre du mémorandum, les acteurs sociaux portugais ont eu des difficultés à défendre directement des questions comme la conciliation vie familiale-vie professionnelle. D’autres priorités se sont imposées, notamment la sauvegarde des droits du travail acquis mais ceux-ci, nous l’avons dit, ont un impact sur les pratiques de conciliation vie familiale-vie professionnelle.
Les associations familiales, reconnues par l’État, ont un statut spécifique depuis 1997-1998 et participent à des consultations publiques. Mais elles restent des organisations peu influentes et, en tout cas, elles ont montré au cours de la crise d’autres préoccupations : d’une part, les surcharges fiscales et la perte de pouvoir d’achat des familles ; d’autre part, la question démographique et plus précisément la chute du taux de natalité. La Confédération nationale des associations familiales (Cnaf) a commandé en 2014 une étude sur la question démographique qui l’a conduit à s’opposer au gouvernement sur le traitement de la chute de la natalité qui, selon cette étude, ne fait l’objet que d’attentions limitées et discontinues 16. D’autres questions démographiques sont également importantes, qui touchent à la conciliation vie familiale-vie professionnelle ; par exemple, l’augmentation du nombre de familles monoparentales crée des situations plus complexes en matière de garde d’enfants et augmente le risque de pauvreté (Wall et al., 2014).
Dans les mobilisations contre la crise, des associations ont émergé comme l’Association des retraités et pensionnés (APRe 17). Elle a été présente dans les mouvements de contestation à la fois parce qu’elle se prévaut des valeurs de solidarité intergénérationnelle, mais aussi parce que les retraités supportent une part du fardeau des familles délaissées par l’État social.
Les syndicats de leur côté ont montré des approches diverses de la question de la conciliation. Elle est fréquemment mise en avant en tant que telle par la Confédération générale des travailleurs portugais – Intersyndicale nationale (CGTP-IN) alors que l’Union générale des travailleurs (UGT) a tendance à la placer sous le signe de l’égalité. La CGTP-IN a publié en 2012 un document sur la flexibilisation de la législation du travail et ses conséquences sur la conciliation vie familiale-vie professionnelle 18. Se référant à la Constitution de la République et à la déclaration du Parlement européen de 2003, le texte souligne le lien qui existe entre la rémunération, l’organisation du travail et la qualité du temps vécu en famille. Il souligne les longs horaires de travail, en particulier des hommes, qui ne permettent pas de ménager la conciliation et ceci même avant les mesures induites par la mise en œuvre du mémorandum. Mobilisant les données de l’Institut national de la statistique (INE), la CGTP-IN rappelle que la durée moyenne de la semaine de travail en 2011 était de 41 heures pour les hommes et 38 heures pour les femmes, mais aussi que le travail posté augmente continûment depuis 1998, qu’il s’agisse du travail de nuit ou de celui du week-end (+16,6 % en 15 ans).
Plus généralement, la CGTP-IN considère que les politiques de conciliation vie familiale-vie professionnelle se limitent trop à la création de crèches et autres équipements et elle souligne que les parents ont un rôle important dans l’éducation des enfants qui n’est pas pris en compte : les bas salaires, les contrats précaires (contrats à durée déterminée, reçus verts, etc.) et le taux de chômage (ou de l’autre côté l’insécurité de l’emploi) ne contribuent pas à un changement des tendances démographiques qui se traduisent aussi par l’augmentation de l’âge des mères, ainsi que par une autonomisation tardive des jeunes.
À cette tendance déjà peu favorable à la conciliation, les réformes du Code du travail prises sous l’effet du mémorandum ont ajouté encore quelques obstacles supplémentaires, par exemple « la possibilité donnée aux entreprises de modifier unilatéralement, à tout moment, les heures de travail et les formes d’organisation du temps de travail, tels que les systèmes d’adaptabilité ou des banques d’heures, indépendamment de la volonté de chaque travailleur ou de tout accord individuel ou collectif et sans égard pour leurs responsabilités familiales, évidemment impossibles à concilier avec la vie personnelle et familiale » (CGTP-IN, 2012:3).
Notons que la CGTP-IN, sur son site, relaye l’information internationale (le Motherhood paygap du BIT en 2015, par exemple) et met à disposition une actualisation du guide de la législation de 2009 à l’aide des ressources européennes (CGTP-IN, 2015). Un guide sur les droits de la parentalité est disponible sur son site, il s’adresse aux parents mais aussi aux enfants et aux grands-parents 19.
L’UGT publie également les productions de sa « commission des femmes », la COMTRA, qui existe depuis 1984 au sein de la confédération. Celle-ci poursuit depuis de nombreuses années l’objectif d’égalité des sexes et c’est dans cette orientation qu’elle promeut la conciliation vie familiale-vie professionnelle 20. Quant aux initiatives, elle a mis en ligne un « guide de visite aux employeurs » ayant de bonnes pratiques en matière d’égalité des sexes 21. En relayant ces informations, l’UGT attend une diffusion de ces bonnes pratiques au niveau des entreprises. La commission des femmes de l’UGT s’est par ailleurs associée à 27 autres organisations de la société civile dans un recours au tribunal constitutionnel contre le vote par le Parlement au printemps 2015 d’une loi imposant la prise en charge des frais de santé par les femmes enceintes et qui décident d’interrompre leur grossesse. Sans relever du domaine de la conciliation, l’épisode montre l’influence encore importante des associations religieuses à l’origine de cette décision (Cotrim, 2015).
Quant aux organisations d’employeurs, elles ne font guère écho à la responsabilité sociale des entreprises. Les sites Internet des quatre confédérations patronales membres de la Commission permanente de concertation sociale du Comité économique et sociale portugais ne comportent aucune mention de la conciliation vie familiale-vie professionnelle et rien n’indique que cette question figure à leur agenda.
Conclusion
Trois considérations peuvent être formulées à l’issue de ce parcours.
La première est que le domaine de la con-ciliation vie familiale-vie professionnelle reste, en dépit de quelques affirmations contraires, une question d’arrière-plan et plus encore dans une période de crise où le statut salarial dans son ensemble devient l’enjeu ; ceci est d’ailleurs loin d’être un comportement exclusif du Portugal (Mosca, Limanowska, 2015). Bien que la question soit identifiée et ciblée par des politiques publiques visant directement la conciliation vie familiale-vie professionnelle, d’autres mesures adoptées dans cette période d’austérité ont produit des effets contraires bien plus puissants. On observe, par exemple, d’un côté un allongement légal des droits à congés et, dans le même temps, une augmentation des horaires de travail et l’accroissement de la charge fiscale. Pertes de revenus et montée de l’incertitude altèrent les conditions de l’arbitrage des couples en faveur de l’arrivée de nouveaux enfants, comme le montre l’effondrement de la natalité depuis le début de la crise.
Deuxième remarque, la conciliation vie familiale-vie professionnelle continue à séparer le secteur public du secteur privé. Certes, le secteur public a beaucoup souffert avec la crise (Pernot, Rego, 2014) et on a évoqué le fait que l’État employeur était loin d’être exemplaire dans la conduite d’une politique déterminée de conciliation. Il n’en reste pas moins que les droits des travailleurs y sont plus respectés, non seulement au niveau de la conciliation mais aussi à celui de l’ensemble des droits qui déterminent les conditions de vie et de travail : la taille des organisations, la moindre « peur des représailles » sont des facteurs facilitant l’exercice des droits.
Enfin, la problématique de la conciliation vie familiale-vie professionnelle est large et doit être analysée dans sa complexité. Elle ne peut pas rester isolée des questions comme l’augmentation du taux de chômage ou de la charge fiscale des familles. Dans le même sens, on ne peut pas regarder que l’individu. Quelques études montrent d’ailleurs que la responsabilisation des organisations de travail a encore du chemin à parcourir.
La conciliation vie familiale-vie professionnelle est indissociable de la lutte pour l’égalité des sexes, et il reste beaucoup à faire au Portugal. Un nombre de plus en plus important de pères sont conscients de leurs droits et devoirs en tant que parents (Casaca, 2014), mais, en pratique, la conciliation apparaît d’abord comme le problème des femmes, en particulier la possibilité qu’elles ont de pouvoir participer au marché du travail comme les hommes.
Il faut donc rester prudent : si le taux d’emploi des femmes portugaises est élevé comparé à d’autres pays européens (European commission, 2014), si elles ne réussissent pas plus mal que les autres dans l’éducation de leurs enfants, cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas surchargées par les tâches domestiques, celles-ci incluant la prise en charge des enfants mais aussi bien souvent une partie plus large de la famille (Ferreira, 2010).
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5 de Maio, http://www.publico.pt/sociedade/jornal/mulheres-sao-sobrecarregadas-nas-tarefas-
domesticas-mas-acham-que-a-situacao-e-justa-187836.
Santos B. S. (2015), Pela mão de Alice – O social e o político na pós-modernidade, Porto, Afrontamento.
Wall K. (coor.), Leitão M., Atalaia S., Cunha V. (2014), Políticas de apoio económico às famílias em 2013 –
Policy brief, Observatório das famílias e das políticas de família – Instituto de ciências sociais da Universidade de Lisboa, http://www.observatoriofamilias.ics.ul.pt/images/pdf/ofap_policy%20brief_polticas%20de%20apoio%20econmico
%20s%20famlias%20em%202013%20dezembro%202014.pdf.
* Chercheure à l’Universidade de Lisboa, Instituto de Ciências Sociais ; chercheur associé à l’IRES.
1. Loi 7/2009 du 12 février 2009 et suivantes, Décret statutaire n° 91/2009 du 9 avril 2009.
2. « Resolução do conselho de ministros n° 13/2013, de 8 de março, Diário da república, 1ª série, n° 48, p. 1280-1281,
http://www.cite.gov.pt/asstscite/downloads/legislacao/Resoluc13_13.pdf.
3. DR (2015), « Lei n° 120/2015, de 1 de setembro », Diário da República, 1ª série, n° 170, p. 6635-6637,
http://cite.gov.pt/asstscite/downloads/legislacao/Lei_120_2015.pdf.
4. Le fait doit être noté car ne pas faire d’enfant est encore une façon (radicale celle-ci) de traiter la conciliation vie familiale-vie professionnelle.
5. S. Silva, « Há cada vez mais pedidos para licença de maternidade de oito meses », Público, 31 de Agosto de 2015,
http://www.publico.pt/sociedade/noticia/ha-cada-vez-mais-pedidos-para-licenca-de-maternidade-de-oito-meses-1706426.
6. S. Silva, op. cit.
7. À noter que, pour l’heure, cette répartition ne heurte pas les représentations dominantes parmi les Portugais puisque
qu’une enquête du début des années 2000 montrait que cette répartition des charges domestiques était considérée comme « juste »
par 78 % des femmes et 98 % des hommes (Sanches, 2004).
8. Direcção geral de estatísticas da educação e ciência, http://www.dgeec.mec.pt/.
9. http://cite.gov.pt/pt/destaques/noticia261.html. En réalité, les entreprises appréhendées sont naturellement
les plus grandes, voire les entreprises multinationales.
10. Attachment I – Portugal – Memorandum of Understanding on Specific Economic Policy Conditionality, 17 May 2011,
http://www.portugal.gov.pt/media/371369/mou_20110517.pdf.
11. Politique fiscale, régulation du secteur financier, mesures fiscales structurelles, marché du travail et éducation, marchés de biens
et services, marché du logement, conditions d’encadrement.
12. La durée légale du travail avait été fixée à 35 heures en 1998 par le décret-loi n° 259/98 du 18 août 1998.
13. Boaventura de Sousa Santos parlait de « société providence » dans les années 1990 (Santos, 1994:219).
14. http://www.ces.uc.pt/projectos/?prj=7416&id_lingua=2.
15. Lusa, « Avós são principal apoio contra os efeitos da crise nas familias », Público, 30 de Agosto de 2015,
16. G. B. Ribeiro, « Confederação das associações de família promete soluções “criativas” para apoiar a natalidade, Público, 24 de Fevereiro de 2015,
http://www.publico.pt/sociedade/noticia/
confederacao-das-associacoes-de-familia-promete-solucoes-criativas-para-apoiar-a-natalidade-1626045.
18. « A conciliação da vida profissional com a vida pessoal e familiar e a flexibilização das leis laborais », CGTP-IN,
24 Maio de 2012, http://www.cgtp.pt/images/images/2012/07/flexibilizacao_horario-_final_24_Maio.pdf.
19. « Direitos da parentalidade – Conciliação do trabalho com a família e a vida pessoal », http://www.cgtp.pt.
20. https://www.ugt.pt/comissoespagina/historia-80.