La Grèce est depuis cinq ans enfermée dans la « prison de la dette ». C’est en effet au nom de la dette que lui sont imposés des plans d’ajustement qui n’ont d’autre effet que de maintenir le pays dans une profonde récession économique qui s’accompagne d’une dégradation générale des conditions d’existence. Après une rapide mise en perspective, cette chronique propose une analyse de la mise en œuvre du troisième « mémorandum » adopté au mois d’août dernier, à la lumière des travaux de la Commission pour la vérité sur la dette 1, des recommandations de diverses institutions internationales. Enfin, elle fait le point sur la réforme des retraites autour de laquelle se cristallise aujourd’hui la confrontation entre le gouvernement grec et les créanciers.
Le tournant de 2010 ouvre une période de récession
En 2010 2, la Grèce se trouve confrontée à des taux d’intérêt prohibitifs pour emprunter sur les marchés financiers, et ne peut plus, dans ces conditions, financer sa dette. Le gouvernement grec fait alors appel au Fonds monétaire international (FMI), conduisant à la mise en place de la « troïka » (FMI, Banque centrale européenne – BCE –, Commission européenne) puis la signature du premier mémorandum (Memorandum of Understanding ; Karamessini, 2010). Il sera suivi d’un deuxième mémorandum, conclu en 2012 (Karakioulafis, 2013, 2015), et assorti d’une décote (haircut) partielle de la dette. Les prêts accordés dans le cadre de ces accords sont assortis de conditions, à savoir la mise en œuvre de programmes d’ajustement drastique. Ils ont été appliqués à la lettre : baisse du salaire minimum, réduction d’un tiers de l’effectif des fonctionnaires, baisse des dépenses publiques (hors intérêts) de 28 % entre 2008 et 2014, démantèlement des conventions collectives, etc.
On sait ce qu’il en advint : alors que le FMI prévoyait une reprise dès 2012, et même un retour de la Grèce sur les marchés financiers dès 2013, l’économie s’est effondrée, le PIB reculant de 25 % entre 2007 et 2014. Une étude récente de la banque grecque Eurobank (Monokroussos, 2015) établit que « les programmes d’austérité mis en œuvre en Grèce peuvent entièrement expliquer la contraction du PIB grec qui s’en est suivie ».
Certes, le FMI a reconnu ses « erreurs » : il aurait sous-estimé les multiplicateurs budgétaires, autrement dit l’effet récessionniste de la baisse des dépenses publiques. Son scénario reposait sur le postulat qu’il était possible de concilier austérité budgétaire et reprise progressive de la croissance. Mais aucun modèle économique ne peut raisonnablement produire un tel scénario : comment en effet projeter une impulsion budgétaire négative – la somme des baisses de dépenses et des hausses de recettes – équivalant à 16 % du PIB entre 2010 et 2013 et n’en attendre qu’une récession de 3,4 % sur cette même période ?
Le projet était en réalité de sauver les banques allemandes, françaises, italiennes mais aussi grecques et de garantir les remboursements ultérieurs. Et ce projet était partagé par le gouvernement grec de l’époque, qui n’a à aucun moment évoqué la possibilité d’une restructuration de la dette.
Une expérience de contre-expertise
En avril dernier, la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, a installé un comité d’audit baptisé « Commission pour la vérité sur la dette ». Son mandat était très clair : « rassembler toutes les données en rapport avec l’émergence et l’accroissement démesuré de la dette publique et les soumettre à un examen scientifique minutieux afin de définir quelle en est la portion qui peut être identifiée comme dette illégitime ou illégale ou odieuse ou insoutenable (encadré 1), cela tant pendant la période des mémorandums, de 2010 à 2015, qu’au cours des années précédentes. Elle doit aussi publier des informations précises, accessibles à tous les citoyens, étayer les déclarations publiques, susciter la prise de conscience de la population grecque, de la communauté internationale, de l’opinion publique internationale, et enfin rédiger des arguments et des demandes relatifs à l’annulation de la dette. »
La Commission était composée d’experts grecs et étrangers (Belgique, Brésil, Chypre, Espagne, Équateur, France, Royaume-Uni, Zambie). Elle rassemblait à titre bénévole des économistes, des juristes, des fonctionnaires spécialisés, sous l’égide du président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), Éric Toussaint, qui en assurait la coordination scientifique. L’objectif d’obtenir de premiers résultats à la mi-juin a été rempli puisque la Commission a rendu public son rapport préliminaire lors d’une conférence de presse le 18 juin dernier.
L’un des apports de ce travail fut notamment d’établir une collaboration directe avec des fonctionnaires grecs qui avaient subi depuis plusieurs années les missions des représentants de la troïka. Il y avait par exemple Zoé Georganta, une ex-fonctionnaire de l’Institut de statistiques (el.stat), licenciée en 2011 par l’ancien ministre des Finances pour avoir dénoncé les trucages du budget 2009 destinés à justifier l’appel aux institutions de la troïka. Une bonne partie du travail des membres non grecs de la Commission a ainsi consisté à susciter les contributions et chercher les informations plus ou moins dissimulées : une sorte de travail de « lanceurs d’alerte », sous l’égide du Parlement, où il n’y eut aucune question taboue. Du côté grec, des représentants de mouvements sociaux ont contribué à populariser la démarche. La Commission a également auditionné plusieurs personnalités qui ont apporté leur témoignage sur les précédents mémorandums (encadré 2).
Une dette totalement insoutenable
S’il fallait résumer les messages du rapport de la Commission pour la vérité sur la dette, on pourrait en extraire cette formule : « La dignité du peuple grec vaut mieux qu’une dette illégale, illégitime, odieuse et insoutenable. » Cette position de principe est étayée au fil des chapitres qui mobilisent l’information disponible et des grilles d’interprétation économiques et juridiques rigoureuses. Voici les principaux résultats de cette étude (Husson, 2015b).
Le rapport développe une première série d’arguments portant sur l’insoutenabilité économique des politiques d’austérité. Il souligne que les mémorandums de 2010 et 2012 ont surtout servi au sauvetage des banques et qu’ils ont en même temps plongé le pays dans une profonde récession : le PIB a chuté de 25 % entre 2007 et 2014, tandis que la dette publique grecque explosait.
Les « programmes d’aide » ont été bâtis sur des hypothèses erronées et ont engendré une dette insoutenable. Les performances économiques se sont dégradées, la compétitivité n’a pas été restaurée et le ratio dette/PIB a fortement augmenté. Les fameuses « réformes structurelles » ont accentué la régression sociale, engendré de graves violations des droits humains et entamé le droit du travail (Karakioulafis, 2015). Le rapport insiste beaucoup sur cette articulation entre mesures économiques et effets sociaux. À titre d’exemple, le premier programme d’ajustement plafonnait le budget de la santé à 6 % du PIB, et le suivant demandait une baisse de 8 % des dépenses hospitalières.
D’un point de vue juridique, le rapport démontre que la dette grecque est en grande partie illégale, illégitime et même odieuse. Les dettes réclamées aujourd’hui à la Grèce sont illégales, parce qu’elles ont été contractées en violation de la Constitution grecque et la législation européenne. Elles doivent aussi être considérées comme illégitimes, dans la mesure où elles n’ont pas profité à la majorité de la population, mais à une minorité de créanciers privés, en particulier les grandes banques grecques et étrangères. Enfin, elles peuvent être qualifiées d’odieuses en ce sens que les prêteurs ne pouvaient ignorer que les conditionnalités attachées à leurs prêts impliquaient obligatoirement la violation de droits humains fondamentaux.
Enfin, le rapport rappelle que le droit de tout État de répudier ses dettes illégales, odieuses et illégitimes est reconnu en droit international. Dans le cas grec, un acte unilatéral pourrait invoquer de nombreux arguments : primauté des droits humains, clauses abusives violant la souveraineté de l’État grec, mauvaise foi manifeste des créanciers. Tout État est aussi juridiquement fondé à invoquer l’état de nécessité : il peut alors s’affranchir de l’exécution d’une obligation internationale telle que le respect d’un contrat de prêt. Enfin, les États disposent du droit de se déclarer unilatéralement insolvables.
La Commission souhaitait que son rapport soit « un outil utile pour ceux qui veulent sortir de la logique destructrice de l’austérité et défendre ce qui est aujourd’hui menacé : les droits humains, la démocratie, la dignité des peuples, et l’avenir des générations à venir ». Mais sa publication est intervenue à un moment où le bras de fer entre la troïka et le gouvernement grec avait déjà atteint un degré élevé de tension et d’incertitude. On sait ce qu’il en est advenu. Avec le recul, on y trouve des arguments très forts en faveur d’un moratoire qui permettrait de s’extraire du chantage des « institutions ». De ce point de vue, il constitue une référence durable.
Les paris du troisième mémorandum
Le troisième programme d’ajustement, signé en août 2015, prévoyait un montant de 86 milliards d’euros sur trois ans. Pour l’année 2015, les créanciers ont versé 16 milliards d’euros : 13 milliards à la signature du programme d’aide, 2 milliards fin novembre, et 1 milliard mi-décembre. En plus de ces 16 milliards d’euros, la première tranche comporte également une aide de 10 milliards d’euros destinée à la recapitalisation du secteur bancaire.
Ces versements successifs ont été, à chaque étape, conditionnés à la mise en œuvre de dispositions légales très précisément édictées par les créanciers. Elles constituent un vaste programme de réformes structurelles qui concernent de nombreux domaines : énergie, budget, santé, retraites, marché du travail, justice, privatisations, marchés publics, salaires 3. Il en ira de même pour les 20 milliards d’euros programmés pour 2016 : aucun versement n’est prévu avant la première revue du Programme, qui devrait avoir lieu au premier trimestre de 2016.
Chaque étape fait l’objet d’âpres négociations, d’autant plus que le gouvernement ne dispose plus que d’une courte majorité, de 153 députés sur 300, depuis qu’il a perdu le soutien des principaux partis d’opposition (Nouvelle démocratie, Pasok et To Potámi [La rivière]), qui avaient pourtant voté en faveur du troisième mémorandum. Dans le même temps, le mécontentement à l’égard des réformes s’est traduit par deux grèves générales en novembre. Quelques aménagements provisoires ont été obtenus à la marge concernant notamment les saisies immobilières et le remboursement des arriérés fiscaux (Karakioulafis, dans ce numéro).
Le travail de la Commission a montré pourquoi les deux premiers mémorandums n’étaient pas porteurs d’un ré-équilibrage de l’économie grecque. C’est pourtant ce même policy mix impossible que la troïka continue de vouloir imposer à la Grèce. Lors d’une conférence à Bruxelles le 7 mai dernier, Yanis
Varoufakis (2015) décortiquait les scénarios du FMI et de la Commission européenne établis à l’automne 2014 4. Les « institutions » prévoyaient que la dette pourrait baisser de 177,1 % à 139,4 % du PIB entre 2014 et 2019, soit une baisse de 37,5 points. La croissance y contribuerait pour 27,3 points et les excédents budgétaires primaires pour 19,9 points. L’inflation et les privatisations auraient un effet positif, et les versements d’intérêts (25 points de PIB en cinq ans !) seraient ainsi garantis.
Ce scénario était fondé sur les mêmes hypothèses incohérentes et les économistes de l’OFCE (Antonin et al., 2015) n’ont d’ailleurs pas réussi à le reproduire. Yanis Varoufakis avait donc raison de parler d’incohérence dynamique (« dynamic inconsistency ») et de proposer l’abandon de cette logique de rétro-
induction (« backward induction ») consistant à partir d’un objectif fixé a priori, au profit d’un plan prospectif visant à la stabilisation de l’économie grecque. Mais celle-ci implique en fait une restructuration, voire une annulation au moins partielle de la dette grecque.
Le troisième mémorandum 5, ratifié en août 2015, repose sur la même hypothèse centrale que les précédents, à savoir qu’il est possible de concilier une forte restriction budgétaire avec une reprise de la croissance. L’excédent budgétaire primaire (hors intérêts) passerait de -0,25 % en 2015 à 3,5 % en 2018, et le taux de croissance négatif en 2015 et 2016 redeviendrait positif en 2017, pour atteindre 3,1 % en 2018. Bien que l’application des deux précédents mémorandums a conduit à un recul du PIB de 25 %, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, soutient que cela est possible grâce aux mesures suivantes :
- économies sur les retraites de l’ordre de 0,25 % du PIB en 2015 et 1,0 % du PIB en 2016 ;
- diverses mesures concernant le secteur de la santé ;
- réformes des recettes publiques, notamment hausse de la TVA et des impôts fonciers et lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ;
- mesures structurelles, à introduire en octobre 2015, qui « devraient conduire à un supplément de croissance du PIB de 0,75 % pour celles entrant en vigueur en 2017, puis de 0,25 % pour celles entrant en vigueur en 2018 et contribuer à la réalisation des objectifs budgétaires à moyen terme. »
La deuxième hypothèse est donc que les réformes structurelles peuvent en elles-mêmes stimuler le potentiel de croissance 6. Les échecs passés ne s’expliqueraient que par la mise en œuvre incomplète de ces réformes. Pourtant, des réformes effectives ont été mises en œuvre en Grèce, ce que le FMI lui-même reconnaissait en 2013, la félicitant pour sa réforme des retraites, « l’une des principales réussites du programme » (IMF, 2013a), et n’hésitant pas à affirmer que « les effets simulés de réformes sont en ligne avec l’évolution de l’économie grecque » et que « les résultats sont également compatibles avec les objectifs de croissance à long terme du programme » (IMF, 2013b). L’OCDE saluait les « progrès impressionnants accomplis dans la réforme des marchés du travail et des produits depuis le début de la crise » et signalait que « depuis 2009-2010, la Grèce a le taux le plus élevé de l’OCDE de réponse aux réformes structurelles recommandées » (OECD, 2013).
Mais, en réalité, la Grèce a été plongée dans une profonde récession, malgré, ou plutôt à cause d’une stricte application des réformes structurelles recommandées et imposées par la troïka, au prix d’une crise sociale dramatique. Dans la situation actuelle, rien ne permet de penser que les nouvelles réformes structurelles à venir pourraient avoir un résultat différent.
« La dette de la Grèce est devenue insoutenable » : c’est la position réaffirmée par la Commission pour la vérité dans son examen du troisième mémorandum (Truth Committee of Public Debt, 2015). Mais cette assertion est de la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, qui précise que « la Grèce ne peut pas rétablir la soutenabilité de sa dette par ses propres moyens » (IMF, 2015a). Elle s’appuie sur un document du FMI dont le message est encore plus clair : « La dette publique de la Grèce est devenue hautement insoutenable [et] devrait culminer à près de 200 pour cent du PIB dans les deux prochaines années, à condition de trouver rapidement un accord sur un programme. La dette de la Grèce ne peut maintenant être rendue soutenable que par des mesures d’allègement qui vont bien au-delà de ce que l’Europe a accepté d’envisager jusqu’ici » (IMF, 2015b). Cette lucidité du FMI ne l’empêche pas de vouloir assortir l’éventuelle restructuration de la dette – qui lui semble nécessaire – d’exigences encore plus drastiques, si bien que le gouvernement grec aurait voulu le voir exclu du club des créanciers 7.
La primauté des droits humains
Les effets sociaux des programmes d’ajustement posent la question de la primauté des droits humains sur les objectifs financiers qui a donné lieu à plusieurs prises de position. L’une des plus récentes est celle du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, agissant dans le cadre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, auquel la Grèce a adhéré en 1985. Il a récemment adressé aux autorités grecques des recommandations, qui, au-delà du langage diplomatique, dressent en creux un bilan sévère 8. Le Comité recommande ainsi à la Grèce « de prendre toutes les mesures appropriées (…) pour empêcher la pratique consistant à remplacer des contrats à durée déterminée par des contrats à temps partiel et d’autres formes flexibles d’emploi avec un salaire inférieur, notamment par la création d’emplois décents offrant la sécurité d’emploi et une protection adéquate ». Le Comité recommande aussi de « prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que tous les travailleurs reçoivent un salaire minimum leur permettant d’assurer une vie décente pour eux et leurs familles, et que celui-ci soit périodiquement revu et ajusté » et il rappelle à la Grèce qu’elle doit « veiller à ce que les mesures d’austérité soient progressivement supprimées pour assurer la protection effective prévue à l’article 7 du Pacte », qui affirme « le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables 9 ».
Ces prises de position s’appuient notamment sur les missions de l’expert indépendant du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Juan Pablo Bohoslavsky. Ce dernier a multiplié les avertissements, en prenant des positions marquées, déclarant par exemple que « les droits de l’homme ne devraient pas s’arrêter aux portes des institutions internationales 10 » ou que les mesures d’austérité ne devraient pas s’appliquer « au détriment des droits humains 11 ».
Dans une conférence de presse tenue le 8 décembre 2015 (Bohoslavsky, 2015 12), l’expert prend nettement ses distances à l’égard de l’étude la Commission européenne sur l’impact social du troisième mémorandum dont les conclusions sont pour le moins optimistes : « Si elles sont pleinement mises en œuvre, les mesures envisagées dans le cadre du nouveau programme ramèneront la Grèce à la stabilité et à la croissance, d’une manière financièrement et socialement soutenable. Dans ces conditions, le fardeau de l’ajustement est réparti aussi équitablement que possible, et prend correctement en compte les besoins sociaux les plus urgents et les défis de la Grèce » (European Commission, 2015). L’expert des Nations unies se déclare « frappé » par l’absence totale du terme « droits de l’homme ». Il se demande si l’analyse de soutenabilité de la dette qui fonde ce dernier mémorandum prend en compte « la faisabilité politique et sociale de la mise en œuvre de nouvelles coupes dans les dépenses sociales ».
Autrement dit : « quelle est la résilience » du peuple grec en termes de droits humains, sachant, par exemple, que 3,8 millions de personnes – 36 % de la population – sont exposés au risque de pauvreté et à l’exclusion sociale, et que les services publics de santé ne sont plus capables de garantir un droit d’accès effectif aux soins et aux médicaments ?
Juan Pablo Bohoslavsky fait aussi référence au constat très pessimiste du Parlement européen sur l’impact de la crise sur les droits fondamentaux (European Parliament, 2015). Et sa conclusion est claire : « La dette de la Grèce doit être réduite afin d’enclencher une croissance socialement inclusive, et cette réduction devrait être consacrée à un programme d’investissement public dans les infrastructures, la recherche, le développement, et l’éducation. »
Le respect des droits humains doit donc jouer un rôle central : « Une dette souveraine (et les réclamations afférentes) pouvant nuire gravement à la population de l’État emprunteur, peut constituer une violation des droits de l’homme. En examinant les conséquences de la dette et l’issue de la restructuration, il convient de tenir compte des besoins et droits légitimes de la population concernée. » Le rapporteur va encore plus loin, en remettant en cause la portée du principe « pacta sunt servanda » (les contrats doivent être respectés) : « L’idée qu’un État et sa population doivent rembourser la dette en toute circonstance, quelles que soient les fins auxquelles les fonds ont été empruntés, la manière dont ils ont été dépensés, ou les efforts consentis pour les rembourser, repose de toute évidence sur une conception trop simpliste de la souveraineté et du contrat. » L’expert énonce trois grandes limites qui recoupent largement les définitions de la Commission pour la vérité sur la dette (encadré 1) à laquelle le rapporteur fait d’ailleurs explicitement référence : « Même si cette Commission vient d’être formellement dissoute, je pense qu’il est nécessaire de poursuivre ce genre de travail et de tirer les leçons du passé. »
Enfin, Juan Pablo Bohoslavsky a également invité le gouvernement grec à approuver les « principes fondamentaux des opérations de restructuration de la dette souveraine » des Nations unies. Cette résolution 13 a été adoptée le 10 septembre 2015, par l’Assemblée générale des Nations unies, à une large majorité de 136 voix sur 183. Six grandes puissances économiques ont voté contre : l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, Israël, le Japon, et le Royaume-Uni. La France s’est abstenue, conformément à la position commune de l’Union européenne 14 en faveur de l’abstention, justifiée ainsi : « Le projet de résolution contient un certain nombre d’affirmations qui ne reflètent pas fidèlement le droit international. Il semble notamment remettre en question le statut de créancier privilégié des institutions financières internationales et le nécessaire respect des décisions des tribunaux compétents pour la restructuration des obligations souveraines émises sous juridiction étrangère. »
Mais la Grèce s’est elle aussi abstenue, alors même qu’elle aurait pu, au-delà de son caractère symbolique, s’appuyer sur cette résolution, comme élément de la confrontation avec ses créanciers. Cette position est dorénavant celle du gouvernement grec, qui ne maintient qu’une apparence d’autonomie.
La difficile négociation avec les créanciers
Contre toute attente, les résultats économiques pour 2015 sont moins mauvais que prévu : la croissance devrait être comprise entre -0,5 % et 0 %, alors que la prévision de la Commission européenne était en novembre dernier de -1,4 %. De plus, l’excédent budgétaire primaire (hors intérêts) était à la fin novembre de 4,4 milliards d’euros, alors que l’objectif était de 2,6 milliards d’euros.
Dans ces conditions, Alexis Tsipras avait préparé un programme d’urgence humanitaire (couverture médicale, soupe populaire, « facture sociale » d’électricité, classes de soutien) 15. Mais le mémorandum stipule qu’aucune mesure budgétaire ne peut être prise sans l’accord des créanciers, et ce projet de « programme parallèle » a été retiré sous la pression de l’Eurogroupe qui menaçait de ne pas assurer son dernier versement d’1 milliard d’euros.
Cette passe d’armes illustre le degré de mainmise des créanciers sur les décisions du Parlement grec, qui est en pratique contraint de ratifier les lois rédigées par leur soin. Comme le souligne le juriste Michel Miné : « La République hellénique est confrontée à une contradiction découlant de l’obligation d’appliquer des décisions d’institutions européennes contraires au droit de l’Union européenne et au droit international. Obligée d’appliquer ces décisions en application de mémorandums imposés par ses créanciers, la Grèce se trouve en situation de violation de ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme dans le travail. Ainsi, la situation actuelle du droit du travail en Grèce pose de façon emblématique la question des articulations entre les sources du droit, internationales, européenne et interne, dans un contexte de redéfinition d’ampleur des règles du travail au sein de nombreux États » (Miné, 2015).
La réforme des retraites au centre de la confrontation
Un scénario semblable risque de se produire à propos de la réforme des retraites à venir. C’est l’une des principales conditions que les créanciers mettent à la fin de la première phase du programme et au versement de la prochaine tranche d’aide (dont le montant n’est pas encore déterminé). C’est aussi la condition pour que s’ouvrent de nouvelles négociations sur l’allègement de la dette prévues dans la deuxième phase du programme.
Les créanciers demandent une refonte du système de retraite qui devrait permettre de réduire les dépenses de 1 % du PIB. Cette réforme s’ajouterait à de nombreuses mesures déjà prises à l’automne : freinage des départs en préretraite, suppression d’ici à 2019 du complément versé aux retraités les plus fragiles, report de l’âge de la retraite à 62 ans avec 40 ans de cotisations, hausse des cotisations sur les pensions, etc. 16.
Dans une interview publiée le 3 janvier dernier par Real News, le Premier ministre grec a clairement prévenu que « les créanciers doivent savoir que nous allons respecter l’accord à la lettre, mais cela ne signifie pas que nous céderons à des exigences déraisonnables et injustes », rappelant que le mémorandum laissait en principe cette réforme à l’appréciation du gouvernement grec : « Nous n’avons aucune obligation de trouver de l’argent exclusivement au moyen de coupes dans les retraites. L’accord prévoit au contraire la possibilité de mesures équivalentes, que nous avons déjà mises en œuvre 17 ».
Dès le lendemain de cette interview, le ministre du Travail, Yorgos Katrougalos, a présenté le projet de réforme qui a été transmis aux créanciers le 5 janvier. Ses principales dispositions sont les suivantes : du côté des dépenses, la retraite minimum serait réduite de moitié, à 384 euros par mois, et la retraite maximale abaissée de 2 700 euros mensuels à 2 300 ; du côté des recettes, le projet prévoit une augmentation des cotisations d’1 point pour les employeurs et de 0,5 point pour les salariés, et éventuellement une taxe de 0,1 % sur les transactions bancaires de plus de 1 000 euros 18.
Le gouverneur de la Banque de Grèce, Yannis Stournaras, a aussitôt pris position en avertissant sur le risque d’un échec qui « ramènerait aux souvenirs de l’expérience négative de la première moitié de 2015 19 ». La position de la Banque de Grèce est qu’une hausse des cotisations menacerait la compétitivité de l’économie grecque. C’est aussi celle des créanciers qui privilégient une réduction uniforme de 15 % des retraites qui les ramènerait à un taux de remplacement de 50 %. Malgré l’accord que le gouvernement vient d’obtenir des plus grands employeurs pour une augmentation des cotisations de sécurité sociale, la confrontation avec les créanciers risque donc de durer « des mois, et non des semaines », comme vient de le déclarer Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe 20.
Sur place, les mobilisations ont repris. Le 4 février dernier s’est déroulée une grève générale, la troisième depuis septembre. Son ampleur a été comparable à celles qui avaient eu lieu avant l’arrivée de Syriza au pouvoir. Elle s’explique par la participation massive du petit commerce, des professions libérales et des agriculteurs, mobilisés contre les augmentations d’impôts plutôt que contre la réforme des retraites qui était en revanche le thème dominant des manifestations syndicales (45 000 manifestants à Athènes selon la police).
Conclusion
Pendant ce temps, les négociations continuent : la « troïka » s’est transformée en « quatuor » avec la participation du Mécanisme européen de stabilité au groupe des créanciers. Sa délégation a quitté Athènes le lendemain de la grève générale après une première session de suivi du programme. Le ministre des Finances grec a déclaré que les deux parties se seraient mises d’accord sur la « structure de base » de la réformes des retraites mais que des progrès supplémentaires étaient nécessaires « au niveau technique et politique » 21. La discussion devrait continuer avec les émissaires des créanciers basés à Athènes et cette première étape d’évaluation devrait se terminer à la fin du mois.
Le suspense reste donc entier et l’enjeu est sans doute plus politique qu’économique : en rappelant au gouvernement grec l’étroitesse – sinon l’absence – de ses marges de manoeuvre, les créanciers veulent lui retirer toute possibilité de se faire le garant d’une application moins brutale du mémorandum. La voie du gouvernement est donc étroite, entre la montée des réactions hostiles à l’intérieur du pays et la pression des créanciers, qui se redouble de celle que l’Union européenne exerce sur la Grèce à propos de la crise des réfugiés 22.
Achevé de rédiger le 17 février 2016
Michel HUSSON
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OECD (2013), Economic Surveys. Greece, OECD, November, http://www.oecd.org/eco/surveys/economic-survey-greece.htm.
Stamatiou T. (2015), « Greece. Update on the Structural Reforms’ Implementation Progress », Global Economic & Market Outlook, Focus Notes, Eurobank, December 15, http://dlvr.it/D1LyXv.
Truth Committee on Public Debt (2015), « Illegitimacy, Illegality, Odiousness and Unsustainability of the August 2015 MoU and Loan Agreement », September, http://goo.gl/Blg2aW.
Varoufakis Y. (2015), « A Blueprint for Greece’s Recovery within a Consolidating Europe », présentation au European Business Summit, May 7, http://goo.gl/3cju9D.
1. Voir le rapport préliminaire de juillet 2015 (http://goo.gl/l6km4u) de cette Commission, à laquelle l’auteur de cette chronique a eu l’honneur de participer. Jérémie Cravatte (2016) a réalisé une synthèse actualisée des travaux de la Commission.
2. Pour une période plus longue, voir par exemple Husson (2015a).
3. Pour un calendrier détaillé des objectifs d’action (actions-milestones), voir Stamatiou (2015).
4. Sur la base de l’étude de Munevar (2014).
5. « Memorandum Of Understanding Between The European Commission Acting On Behalf Of The European Stability Mechanism And The Hellenic Republic And The Bank Of Greece », 19 August 2015, http://goo.gl/VLdYMr.
6. Pour une approche critique, voir Husson (2015c).
7. R. Godin, « Grèce : pourquoi Alexis Tsipras veut se débarrasser du FMI », La Tribune,
8 décembre 2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-pourquoi-alexis-tsipras-veut-se-debarrasser-du-fmi-534251.html.
8. « Concluding Observations on the Second Periodic Report of Greece », United Nations, Committee on Economic, Social and Cultural Rights, October 27, 2015, http://goo.gl/kBIrN6.
9. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Nations unies, 19 décembre 1966, http://goo.gl/PstMWc.
10. « Greek Crisis: Human Rights Should Not Stop at Doors of International Institutions, Says UN Expert », Nations unies, Haut Commissariat aux Droits de l’Homme, June 2, 2015, http://goo.gl/a8CjC4.
11. « “Not at the Cost of Human Rights” – UN Expert Warns Against More Austerity Measures for Greece », Nations unies, Haut Commissariat aux Droits de l’Homme, July 15, 2015, http://goo.gl/qh2t42.
12. Voir la vidéo ici : http://goo.gl/T9O1P8.
13. Nations unies, « Principes fondamentaux des opérations de restructuration de la dette souveraine », Résolution adoptée par l’Assemblée générale, A/RES/69/319, 10 septembre 2015, http://www.un.org/fr/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/69/319.
14. « EU Common Position on the UN Draft Resolution A/69/L.84 », September 7, 2015, http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-11705-2015-INIT/en/pdf.
15. R. Godin, « Grèce : Alexis Tsipras renonce à son plan anti-austérité », La Tribune, 17 décembre 2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-pourquoi-alexis-tsipras-veut-se
-debarrasser-du-fmi-534251.html.
16. F. Perrier, « Les retraites risquent de relancer la crise », Alternatives économiques n° 354, février 2016, http://www.alternatives-economiques.fr/les-retraites-risquent-de-relancer-la-crise_fr_art_1420_75190.html.
17. « Greece Defiant on Pension Cuts Ahead of Key Talks with Creditors », Business Day,
January 3, 2016, http://www.bdlive.co.za/world/europe/2016/01/03/greece-defiant-on-pension-cuts-ahead-of-key-talks-with-creditors.
18. R. Godin, « Grèce : le gouvernement présente sa réforme des retraites », La Tribune, 5 janvier
2015, http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-pourquoi-alexis-tsipras-veut-se
-debarrasser-du-fmi-534251.html.
19. Y. Stournaras, « Backsliding Is Out of the Question », ekathimerini, 4 January 2016, http://www.ekathimerini.com/204769/opinion/ekathimerini/comment/backsliding-is-out-of-the-question.
20. Eurobank, Daily Overview, January 8, 2016, https://www.eurobank.gr/Uploads/Reports/Daily%20Overview%20January%208%202016.pdf.
21. Eurobank, Daily Overview, February, 8, 2016, https://www.eurobank.gr/Uploads/Reports/DailyOverviewFebruary82016.pdf.
22. S. Michalopoulos, « Les 50 conditions pour qu’Athènes reste dans Schengen », Euractiv,
12 février 2016, http://goo.gl/w1SGTJ. L’article donne un lien vers le projet de recommandation pour la Grèce de l’Union européenne : http://goo.gl/02BWIo.