Ce numéro spécial de La Revue de l’IRES s’appuie sur des contributions présentées lors du colloque annuel, « Le syndicalisme face à l’Europe sociale », organisé par l’Institut des sciences sociales du travail de l’Ouest (ISSTO) [1] en novembre 2017. Partant du constat que la dimension sociale de la construction européenne demeure inachevée, l’objectif de ce colloque était d’engager une réflexion sur les perspectives de l’Europe sociale et sur le rôle que peuvent endosser les organisations syndicales pour défendre et peser sur le modèle social européen. Le concept d’Europe sociale recouvrant des acceptions multiples et renvoyant à une diversité d’institutions et de politiques publiques, ce numéro interroge plus précisément la portée du dialogue social européen en termes de construction d’une dimension sociale européenne et de production de droits sociaux pour les travailleurs.
Dès l’introduction, ce numéro interroge la trajectoire sociale de la construction européenne. Afin d’apporter quelques éléments de réponse, Jacques Freyssinet resitue dans une perspective historique l’évolution des stratégies des acteurs économiques, sociaux et politiques dans leurs tentatives de construction et de consolidation d’une dimension sociale européenne. L’auteur met ainsi en évidence la spécificité des articulations entre les dimensions économique et sociale de la construction européenne. Cet article introductif souligne que la politique sociale, bien qu’ayant un contenu non négligeable, demeure déterminée par la logique économique, ce qui en réduit sa portée. De même, s’il existe un modèle social européen, celui-ci connaît une orientation néolibérale depuis le milieu des années 2000 sous l’impulsion des acteurs patronaux et gouvernementaux.
Se trouve alors posée la question du rôle que peuvent jouer les acteurs, à travers le dialogue social, pour peser sur la dimension sociale européenne, une interrogation au cœur des contributions de Frédérique Michéa et de Christophe Degryse. L’article de Frédérique Michéa propose un état des lieux de la négociation collective européenne au niveau interprofessionnel. À partir d’une analyse juridique des mécanismes procéduraux du dialogue social, l’auteure dresse un bilan mitigé des négociations collectives. Si la richesse du contenu des accords négociés est mise en évidence, les évolutions du droit social européen depuis 2010 font peser des incertitudes sur l’avenir du dialogue social à ce niveau. L’activité de la négociation collective européenne se trouve doublement menacée : d’une part, par la mise en concurrence du dialogue social européen avec des cadres conventionnels définis par les accords commerciaux entre l’Union européenne et les États tiers, et d’autre part, par l’introduction de dispositifs de contournement du dialogue social avec l’application en 2012 du programme REFIT, pour une « Règlementation affutée et performante ».
La contribution de Christophe Degryse propose un panorama du dialogue social européen aux niveaux interprofessionnel et sectoriel. À l’instar de Frédérique Michéa, l’auteur présente des résultats très contrastés du dialogue social européen. Au niveau interprofessionnel, la faible portée du dialogue social est imputable tant à la divergence sur les objectifs que les acteurs patronaux et syndicaux lui assignent – partenariat en vue de réformes structurelles pour les premiers versus recherche d’un équilibre négocié entre sécurité et flexibilité du marché du travail pour les seconds – et à la nature des instruments utilisés – accords autonomes négociés librement par les acteurs nationaux versus directives européennes juridiquement contraignantes. Alors que le bilan du dialogue social sectoriel apparaît globalement positif, l’auteur insiste sur les effets de blocage et d’affaiblissement induits par la mise en œuvre du programme REFIT qui permet à la Commission européenne de refuser désormais de transformer les accords négociés en directives.
Ensuite, Sophie Garnier propose une réflexion juridique sur l’effectivité du droit social européen, en particulier sur sa portée en termes de production de droits sociaux pour les travailleurs. À partir d’un inventaire des règles de droit, l’auteure avance que si une logique de protection des travailleurs a indéniablement participé de la construction européenne, l’Europe sociale connaît un certain déclin sous la pression des logiques économiques prévues dans les traités. L’adoption en 2017 du socle de droits sociaux européens, lequel énonce 20 principes et droits non contraignants sur trois thèmes – égalité des chances et accès au marché du travail ; conditions de travail équitables ; protection et insertion sociales – amène enfin l’auteure à s’interroger sur la possibilité d’un renouveau de l’Europe sociale.
La question de l’effectivité du droit social européen se trouve également posée dans la contribution de Josépha Dirringer. Axée sur les droits de participation des travailleurs dans les entreprises transnationales européennes (procédures d’information-consultation et de négociation collective transnationale), l’article souligne la faible effectivité des droits européens en la matière. L’auteure constate ainsi, en dépit d’une législation européenne particulièrement riche en matière d’information-consultation des travailleurs, une grande disparité dans la mise en œuvre effective de ces droits et une portée limitée par l’absence de règles contraignantes dans les directives. Il en va de même en ce qui concerne la négociation collective transnationale d’entreprise : si les données disponibles sur le nombre d’accords conclus témoignent d’une activité de négociation particulièrement intense à ce niveau, ces accords ne sont pas juridiquement contraignants, ce qui limite leur effectivité normative.
Le numéro spécial s’achève par une contribution de Jean-Marie Pernot sur l’histoire de la Confédération européenne des syndicats (CES) et les conditions nécessaires pour faire de cette organisation un acteur de la négociation collective. Cet article pointe les difficultés de la CES à peser sur la dimension sociale européenne. L’auteur montre que, outre les pressions néolibérales et les réticences des acteurs patronaux à négocier au niveau européen, les spécificités structurelles de la CES freinent l’émergence d’une action collective porteuse de droits pour les travailleurs. Il invite à repenser le mouvement syndical européen comme un réseau constitué d’autres organisations et mouvements transnationaux et au sein duquel la CES aurait un rôle stratégique à jouer, notamment dans la mise en commun de ses acquis et connaissances en matière d’enjeux syndicaux européens.
Noélie DELAHAIE et Stéphanie LE CAM *
[1]. L’ISSTO a pour mission l’organisation de formations économiques, sociales et juridique à destination des membres d’organisations syndicales (CFDT, CGT, FO) et des conseillers prud’hommes. L’ISSTO couvre les régions Bretagne, Pays de la Loire et Normandie.
*Chercheure à l’Ires, enseignante associée à l’Institut des sciences sociales du travail de l’Ouest (ISSTO), Université Rennes 2 ; maître de conférences en droit privé à l’Université Rennes 2, directrice de l’ISSTO.