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N°169-170 (mai 2020)
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Italie . Revenu de citoyenneté : la montagne accouche d’une souris

Andrea DI RUZZA

Les élections législatives italiennes de juin 2018 aboutissent à une coalition gouvernementale inattendue, portant le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue au pouvoir. Très attendu par la population – notamment du Mezzogiorno –, un revenu de citoyenneté (RdC) est mis en place par le gouvernement. L’instauration de ce dispositif s’appuie sur la mesure phare du programme électoral du M5S et n’a pas été remis en cause par la nouvelle coalition au pouvoir, dont le M5S fait également partie. Il s’agit de donner un revenu de base aux plus démunis en vue de les réinsérer dans l’emploi. L’analyse de ce dispositif et des réactions des trois grands syndicats italiens nous montrent cependant toutes les limites de ce dispositif.

Mots clés : Italie, revenu de citoyenneté, Mouvement 5 étoiles, pauvreté, insertion.

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Les élections législatives italiennes de juin 2018 aboutissent à une coalition gouvernementale inattendue entre des partis qualifiés tous deux par les spécialistes de « populistes 2 » : la Ligue, une formation d’extrême droite, et le Mouvement 5 étoiles (M5S), plus difficile à positionner sur l’échiquier politique. Cette coalition gialloverde (« jaune-vert ») apparaît d’autant plus étrange que les deux partis se sont critiqué et invectivé lors de la campagne électorale (Diamanti, Lazar, 2019), et que leurs programmes divergent. Le M5S et la Ligue sont des partis ayant une histoire très différente et des idéologies qui les opposent sur certaines questions. Cependant, ils ont aussi des points communs d’importance : le rejet de la politique des anciens gouvernements italiens, qu’ils qualifient de technocrates et éloignés de la population et l’opposition à l’Union européenne (UE), laquelle a ordonné une politique d’austérité qui a ravagé l’Italie après la crise économique, s’attirant les foudres de ses habitants 3 .
Lors de la campagne électorale, les deux partis de la coalition ont chacun leur mesure sociale phare à proposer aux électeurs : l’instauration d’un revenu de citoyenneté (RdC) pour le M5S, à laquelle la Ligue s’est toujours opposée, et une nouvelle réforme des retraites, dite « Quota 100 », proposée initialement par le parti de Matteo Salvini. Dans un pays qui ne se relève pas de la crise de 2008 et qui souffre encore de grandes difficultés économiques et sociales dix ans après, le RdC est particulièrement attendu pour lutter contre le chômage massif et l’accroissement de la pauvreté 4, notamment dans les régions du Sud.
C’est pour répondre à ces objectifs, et en vue de « réinsérer les citoyens italiens dans la vie sociale et dans le monde du travail » que le gouvernement inscrit le revenu de citoyenneté dans son contrat de coalition (« Contratto per il governo del cambiamento », M5S, Lega, 2018) 5, et en fait l’une de ses mesures phares.
Elle apparaît ainsi dans le projet de loi de finances arrêtant le budget de 2019 qui est modifié sous la pression de l’UE, jugeant alors le déficit prévu excessif. Après un long bras de fer avec la Commission européenne, la loi de finances est finalement adoptée fin 2018, ouvrant la voie à la mise en place du décret-loi.
Ce projet éveille évidemment l’intérêt des trois principales organisations syndicales (CGIL-CISL-UIL 6), qui réagissent rapidement aux mesures proposées sans toutefois avoir été consultées. Favorables aux principes qui sous-tendent le RdC, elles en critiquent certains points et s’opposent surtout aux modalités de sa mise en œuvre.

Un dispositif de revenu de citoyenneté restrictif et aux effets peu probants

Le dispositif du RdC tel qu’annoncé dans le contrat de gouvernement ne donne pas l’impression d’une mesure complexe et restrictive. Pourtant, de par les nombreux critères requis pour en bénéficier, son calcul complexe, sa mise en œuvre laborieuse et ses effets problématiques, il s’écarte du dispositif initialement prévu par la coalition gouvernementale, et encore plus de celui promis par le M5S lors de la campagne électorale.

De nombreux critères requis et un calcul complexe

Le revenu de citoyenneté est ouvert à toute personne de 18 à 65 ans qui en fait la demande et qui remplit les conditions d’éligibilité ; à partir de 65 ans, le dispositif devient une pension de citoyenneté (PdC) soumise aux mêmes règles que le RdC, mais sous certaines conditions.
Pour bénéficier tant du RdC que du PdC, les personnes doivent remplir les conditions économiques suivantes :
- l’indicateur de situation économique équivalente (ISEE 7 , principal indicateur économique des familles en Italie) du noyau familial ne doit pas dépasser 9 360 euros par an ;
- le patrimoine immobilier doit être inférieur à 30 000 euros, en dehors de la résidence principale ;
- le patrimoine mobilier doit être inférieur à 6 000 euros pour un célibataire, augmenté en fonction du nombre de personnes de la famille (jusqu’à un maximum de 10 000 euros), de la présence d’enfants (1 000 euros en plus par enfant au-delà du deuxième) ou de personnes handicapées (5 000 euros en plus par personne handicapée et 7 500 par personne avec un handicap grave et une situation de dépendance) ;
- le revenu familial doit être inférieur à 6 000 euros par an, multiplié par le paramètre correspondant de l’échelle d’équivalence (encadré). Le seuil maximum atteint 7 560 euros avec la pension de citoyenneté. Les paramètres de l’échelle d’équivalence du RdC sont différents de ceux utilisés pour calculer l’ISEE (tableau 1) ;
- les demandeurs du RdC doivent ne pas avoir acheté de voiture les six derniers mois ou une moto cylindrée supérieure à 250 cm3 les deux dernières années, et ne pas posséder de bateau.
D’autres conditions – non économiques – sont également requises pour bénéficier du RdC :
- avoir résidé en Italie au moins durant 10 années, dont les deux dernières de façon continue ;
- être italien ou ressortissant d’un pays membre de l’UE, avoir le droit de séjour européen longue durée pour les citoyens hors UE, être titulaire d’un droit de séjour ou bénéficier d’une protection internationale ;
- signer un contrat ou un pacte qui peut être soit :
- un « pacte pour le travail » pour les familles composées de personnes sans emploi depuis deux ans au maximum.

encadre IT 1
Dans ce cadre, le bénéficiaire ne pourra pas refuser plus de deux offres d’emploi qui respectent un certain nombre de critères comme la distance domicile-lieu de travail (100 km les 12 premiers mois, 250 km au-delà). Après le renouvellement du RdC (18 mois), le bénéficiaire ne pourra plus refuser une offre d’emploi provenant de tout le territoire (sauf en cas d’enfant mineur et de couple séparé). Ces exigences sont plus restrictives que celles imposées aux bénéficiaires de l’assurance chômage (tableau 2) ;
- un « pacte pour l’inclusion sociale » pour les familles composées de personnes sans emploi depuis plus de deux ans. Ce pacte peut prévoir un service dû à la collectivité (voir infra) ;
- si on est au chômage, ne pas avoir démissionné dans les 12 derniers mois.
Le RdC/PdC est versé sur une carte de paiement appelée RdC Card délivrée par la Poste. Cette carte ne peut pas être utilisée pour l’achat de toute une série de biens et de services : armes, jeux d’argent, matériels pornographiques, services financiers, services de change, services d’assurance, bijoux et articles de fourrure, achats dans des galeries d’art, achats dans des clubs privés.
Cette restriction des achats, ainsi que leur nature, interroge : pourquoi le gouvernement tient-il à signaler aux personnes disposant de très peu de ressources qu’il leur est impossible d’acheter des objets luxueux ? La réponse tient probablement dans un discours réactualisé de responsabilisation des pauvres (Duvoux, 2010). Ces derniers préféreraient acheter des articles de luxe plutôt que de se nourrir ou d’avoir un logement et seraient irresponsables dans la gestion de leurs revenus.
En outre, le calcul du montant du RdC est très complexe puisqu’il faut multiplier 6 000 euros par l’échelle d’équivalence correspondante (tableau 1), en soustraire le revenu actuel du foyer et enfin, y ajouter jusqu’à 150 euros mensuels pour les familles payant un crédit et jusqu’à 280 euros mensuels pour celles payant un loyer.
Par exemple, pour une personne célibataire sans revenus qui paye un loyer de 280 euros par mois, on multiplie 6 000 euros par 1 (échelle d’équivalence correspondant pour 1 adulte) auxquels on ajoute le montant annuel du loyer. On obtient : 6 000 x 1 + 280 x 12 = 9 360. Cette personne bénéficiera donc d’un montant annuel de 9 360 euros, soit 780 euros mensuels.
Pour des ménages plus nombreux, le plafond est plus élevé. Par exemple, pour une famille de deux adultes et un enfant, dans la même situation que le célibataire ci-dessus, il faut multiplier 6 000 par 1,6. En somme, ce ménage type percevrait 6 000 x 1,6 + 280 x 12 = 12 960 euros par an, l’équivalent de 1 080 euros par mois.

Une mise en œuvre laborieuse

Les personnes souhaitant bénéficier du RdC doivent compléter un dossier qu’ils peuvent envoyer par la Poste ou déposer au centre d’assistance fiscale (CAF) 8. L’Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS, Institut national de la Sécurité sociale), l’organisme qui s’occupe de la quasi-totalité de l’assurance sociale, vérifie si les critères de revenu et de patrimoine sont respectés tandis que les communes s’assurent que les critères de citoyenneté, de résidence et de régularité du séjour sont valides. Après vérification, la demande est acceptée et l’administration envoie la RdC Card par la Poste.
Les bénéficiaires du RdC sans emploi depuis moins de deux ans doivent signer dans les 30 jours un « pacte pour le travail » dans les Centri per l’Impiego (CPI, centres pour l’emploi). Ils sont théoriquement suivis par des Navigator travaillant au sein d’Anpal Servizi 9, une agence nationale chargée de coordonner les politiques d’emploi pour les chômeurs, distincte des CPI. Les autres (sans emploi depuis plus de deux ans) doivent signer dans les 30 jours un « pacte pour l’inclusion sociale » dans les centres de services sociaux de la commune. Un travail d’utilité publique allant jusqu’à 8 heures par semaine pourra leur être demandé.
Le M5S estimait au départ que le RdC bénéficierait à 9 millions de personnes pour un coût de 17 milliards d’euros (Nizzoli, 2018). Cependant, le nombre potentiel de bénéficiaires descend dans un premier temps à 6,5 millions, juste avant l’élaboration de la loi de finances 2019. Lors de la présentation officielle du RdC, le 4 février 2019, le gouvernement annonce que 5 millions de citoyens pourront en bénéficier. Toutefois, ces chiffres semblent en contradiction avec les prévisions de l’Istat et de l’INPS 10, qui évaluent le nombre potentiel de bénéficiaires à un maximum de 2,5 millions de personnes.
Les écarts de prévisions sont peut-être dus à la composition des foyers. Si l’INPS/Istat et le gouvernement semblent d’accord sur le nombre de foyers potentiellement allocataires, ils s’opposent sur le nombre d’individus. En tout état de cause, les chiffres annoncés par les uns et les autres manquent de précision car la méthode employée pour ces estimations n’est pas connue.
Les données de février 2020 donnent des informations sur l’impact du RdC et de la PdC, qui permettent de confronter l’évolution du nombre de demandes et de bénéficiaires et de connaître le montant reçu. En effet, l’observatoire statistique du RdC/PdC de l’INPS qui a recensé toutes les demandes effectuées entre le 6 mars 2019 et le 31 janvier 2020 ne rapporte qu’1,677 million de foyers qui ont demandé le RdC, dont 1,252 million en mars, avril et mai : 820 000 en mars, 243 000 en avril et 187 000 en mai. Après ces trois premiers mois, on observe une forte réduction des demandes. Cette baisse s’est poursuivie puisque de juin 2019 à janvier 2020, seules 425 000 demandes ont été déposées, ce qui augure d’un nombre total de demandes pouvant difficilement dépasser les 2 millions de foyers. Sur l’ensemble des demandes traitées, 1,119 million ont été acceptées, soit 66,7 % d’entre elles 11.
S’agissant maintenant du nombre des bénéficiaires, les dernières données recensées par l’INPS sur la même période font état d’un nombre de foyers bénéficiaires du RdC/PdC de 1,059 million, correspondant environ à 2,5 millions de personnes. La différence entre le nombre de demandes acceptées et celui des foyers bénéficiaires est due aux changements intervenus dans les situations familiales (nouveau revenu par exemple). Le montant moyen attribué par famille s’élève à 496 euros 12.
Par ailleurs, le gouvernement éprouve des difficultés dans la mise en œuvre du RdC. En effet, il prévoit le recrutement de 3 000 Navigator (contre 6 000 dans la loi de finances) , en charge d’accompagner les bénéficiaires vers l’emploi. Recrutés sur concours et formés par le personnel de l’Anpal 14, ces travailleurs disposeront d’un CDD de 18 mois. Le désordre dans la mise en place du dispositif ne profite évidemment pas aux bénéficiaires du RdC, souvent renvoyés chez eux en attente de voir la situation se stabiliser 15. Il empêche également d’évaluer précisément l’impact du RdC sur les populations ciblées, malgré les formulations précises du texte de la réforme.

Un dispositif qui n’atteint pas ses cibles prioritaires et aux effets problématiques

De plus, l’analyse conjointe des critères nécessaires pour l’obtention du revenu et des données sur les foyers en situation de pauvreté conduit à avancer l’hypothèse que le RdC ne bénéficie pas aux foyers les plus pauvres. En effet, une récente enquête de l’Istat (Istat, 2019) relève qu’en 2018, les familles pauvres sont environ 5 millions, dont 1,8 million en situation de pauvreté absolue. Cette même étude montre que parmi les familles les plus pauvres, on retrouve les familles avec enfants, notamment les familles nombreuses. Comme nous l’avons souligné plus haut, ce sont aussi ces familles qui ont été les plus désavantagées par l’échelle d’équivalence utilisée pour le calcul du RdC (tableau 1). Or, au 8 octobre 2019, on constate que 36 % seulement des foyers bénéficiaires du dispositif sont des familles avec enfants et le nombre moyen de personnes par foyer est de 2,4 16.
À cela s’ajoute l’exclusion de catégories pourtant dans le besoin, en raison de mesures discriminatoires s’agissant des étrangers ou de personnes qui n’obéissent pas aux critères liés à l’occupation du logement ou à la résidence principale.
Les demandes des étrangers ont été suspendues par l’INPS en novembre 2019, et les rares bénéficiaires se sont vu suspendre le paiement en l’absence de décret. Il est demandé aux étrangers de fournir des documents attestant de leurs éventuels revenus et patrimoine dans leur pays d’origine, ces documents devant être traduits en italien. Or, les étrangers éprouvent des difficultés à obtenir ces papiers et lorsqu’ils y arrivent, l’INPS bloque leur demande en attendant un décret qui donne la liste des pays d’origine exemptés de cette norme. En somme, des obstacles sont opposés aux personnes étrangères remplissant pourtant les critères d’éligibilité au RdC 17 . D’autres personnes, de nationalité italienne ou immigrées, se voient aussi interdites d’accès au RdC bien qu’elles remplissent les conditions d’éligibilité, faute de disposer de logement propre et occupant sans titre (« squattant ») des logements 18.
De ce fait, le RdC tel qu’il a été envisagé jusqu’ici n’est pas en mesure de répondre aux besoins d’une partie des foyers les plus pauvres de la Péninsule.
Par ailleurs, il semblerait que le dispositif de RdC ne permette pas à ses bénéficiaires de sortir de la pauvreté. Ainsi, le Mezzogiorno, la région d’Italie la plus touchée par la pauvreté, attendait plus que toute autre cette mesure. En effet, au 8 octobre 2019, 56 % des demandes en proviennent (contre 28 % pour le Nord et 16 % pour le Centre). Dans ce contexte, l’Association pour le développement de l’industrie dans le Mezzogiorno, initialement favorable au RdC, pointe dans un rapport chiffré l’impact quasi nul du RdC sur le retour à l’emploi dans la région. Au contraire, elle estime qu’il produit l’effet inverse car en fournissant un revenu de base, il incite le bénéficiaire à refuser des emplois à temps partiel (SVIMEZ, 2019:26-28).
Ses effets peuvent donc s’avérer problématiques, ce qui explique sans doute en partie l’ambivalence des positions des organisations syndicales, plutôt favorables au principe d’un tel dispositif mais critiques sur sa mise en œuvre.

Les positions ambivalentes et floues des syndicats face au RdC

Les syndicats ont regretté qu’aucune consultation ou concertation n’ait pu avoir lieu avant l’adoption de cette réforme. Les trois principales organisations confédérales (CGIL-CISL-UIL) ont eu plusieurs occasions de parler d’une même voix sur le sujet, ce qui est à souligner. Elles ont ainsi rédigé une plateforme unitaire début février 2019, en réponse à l’adoption de la loi de finances, livrant alors une courte analyse du RdC 19. Elles en ont également présenté une analyse plus détaillée devant une commission du Sénat 20.
Si les organisations syndicales présentent une critique générale de la réforme, une analyse des documents produits par les trois confédérations ainsi que des prises de parole des dirigeants syndicaux révèlent une certaine ambivalence. Certes, les syndicats, et c’est notamment le cas lors de leur audition devant le Sénat, affichent leur satisfaction face au déploiement de ressources destinées à une partie de la population qui n’a pas accès à un revenu digne 21. Mais ils modèrent rapidement cet enthousiasme lorsqu’il est question de la mise en œuvre de ce dispositif. Ainsi, pour Giuseppe Iuliano (CISL, membre du Comité économique et social européen), le nouveau RdC est « encourageant et progressiste même s’il faut l’améliorer » face aux transformations du marché du travail 22. L’actuel Secrétaire général de la CGIL, Maurizio Landini, qui s’était déjà déclaré en 2018 favorable à un revenu « pour qui cherche du travail, qui l’a perdu et qui est disponible pour une formation » 23, a affirmé être favorable au RdC mais opposé à ses modalités de mise en œuvre 24. Les critiques des organisations syndicales ne portent donc pas sur le principe du RdC, mais sur son inadaptation face aux problèmes du chômage et de la pauvreté, et sur les modalités de sa mise en œuvre.
Le RdC a pour objectif affiché de lutter contre la pauvreté et le chômage. Or, pour les syndicats, ce double objectif est critiquable car « bien qu’ils puissent être complémentaires, les instruments pour les atteindre ne sont pas univoques et une seule mesure ne permet pas d’atteindre efficacement ces deux objectifs » 25. Ainsi, lors d’une manifestation organisée par l’ensemble des syndicats contre la loi de finances, le 9 février 2019, la secrétaire générale de la CISL, Ana Maria Furlan, intervient devant les manifestants en critiquant le RdC qui ne lutterait pas selon elle suffisamment contre le chômage malgré l’obligation d’accepter un emploi pour les bénéficiaires du RdC en situation de chômage. « Il y a une offre d’emploi pour 40 000 travailleurs », déclare-t-elle, estimant que la baisse du chômage ne peut s’opérer que sur la base d’une création d’emplois plus massive. En outre, la pauvreté se combat par le retour à l’emploi durable, mais également par la lutte contre la précarité car beaucoup de travailleurs et de travailleuses sont pauvres. Des investissements publics dans le domaine éducatif et dans les territoires sont aussi considérés nécessaires. Bien que jugé important  26 par les organisations syndicales, le RdC ne s’accompagne pas d’autres mesures, pourtant nécessaires pour combattre la pauvreté et favoriser le retour à l’emploi.
Dans leur plateforme unitaire, les syndicats avancent donc des propositions pour répondre à ces objectifs : entreprendre une relance de type keynésienne pour créer de l’emploi, réduire le coût des CDI pour les favoriser 27, investir dans les territoires et dans les services publics (hôpitaux, écoles).
L’argument selon lequel la possibilité de renouveler l’accès au RdC pourrait inciter les bénéficiaires à ne pas travailler figurait dans la plateforme unitaire, ce qui dénote une certaine ambivalence de la part des organisations syndicales. Cet argument est en effet davantage porté par la Cofindustria, la principale organisation patronale italienne et par la Ligue, qui défendent l’idée qu’un RdC trop élevé décourage le travail 28. Il n’a cependant pas été repris par les organisations syndicales, ni lors de leur audition au Sénat, ni ultérieurement.
Les syndicats ne sont pas opposés au principe d’adhésion forcée à des pactes et à des contreparties de la part des bénéficiaires de prestations sociales mais jugent ces procédures trop rigides. En revanche, le travail de 8 heures hebdomadaires potentiellement demandé aux bénéficiaires du RdC ne fait pas l’objet de critiques de leur part.
Concernant les chômeurs, les syndicats ont montré leur désaccord sur deux points en particulier. Ils dénoncent d’une part le refus d’accorder le RdC aux chômeurs qui ont démissionné dans les 12 derniers mois, car ne sont pas prises en compte les multiples raisons qui ont pu conduire un travailleur ou une travailleuse à démissionner. D’autre part, les bénéficiaires du RdC, à l’instar des chômeurs 29, doivent accepter un emploi en cas d’offres convenables 30 sous peine de se voir retirer leurs indemnités chômage ou le RdC. Si les syndicats ne remettent pas en cause ce principe, ils estiment néanmoins que les critères de distance au lieu de travail retenus pour les bénéficiaires du RdC sont trop rigoureux par rapport à ceux des autres chômeurs (tableau 2). Ils soutiennent donc, par souci d’équité, des critères identiques pour tous. La question du manque d’emplois, dans un pays où le nombre de chômeurs est largement supérieur au nombre d’offres d’emploi, semble un argument de poids pour critiquer les obligations excessives adressées aux chômeurs : il n’est toutefois pas mobilisé par les organisations syndicales lorsqu’il s’agit d’aborder les obligations des bénéficiaires du RdC.

tableau2 IT 

Les syndicats ont également évoqué brièvement le cas de la pension de citoyenneté qu’ils trouvent injuste car « elle serait particulièrement avantageuse pour les personnes n’ayant jamais travaillé et n’ayant donc jamais versé de contribution sociale 31» . Si cette critique figurait dans la plateforme unitaire des syndicats, elle n’a pas donné lieu de leur part à davantage de développements par la suite, témoignant là encore d’une certaine ambiguïté.
D’autres critiques portent sur les modalités de mise en œuvre du RdC. Il y a d’abord le choix des échelles d’équivalence utilisées pour calculer le RdC qui sont plus faibles que celles de l’ISEE (encadré). Cela conduit à pénaliser les ménages composés de plus de personnes, et à restreindre l’accès des familles avec enfants, notamment des familles nombreuses, au RdC, dans un contexte où la pauvreté des enfants est en augmentation. Pour cette raison, les syndicats regrettent ce choix et proposent de rétablir l’échelle d’équivalence de l’ISEE.
Il y a ensuite le critère de résidence pour avoir accès au RdC, à savoir avoir résidé au préalable au moins 10 années en Italie dont les deux dernières années consécutives. Ce critère est jugé inacceptable par les syndicats qui le considèrent anticonstitutionnel car « il n’entre pas dans les normes communautaires », sans toutefois préciser ladite règle de l’UE. Il est, selon eux, trop contraignant vis-à-vis des étrangers, et exclut de surcroît les Italiens partis à l’étranger et souhaitant retourner en Italie.
Il y a également les pénalités infligées aux fraudeurs du RdC, des peines allant de deux à six ans de détention, qui sont jugées disproportionnées par les syndicats, comparées notamment à celles, bien moindres, prévues pour les exilés fiscaux. Toutefois, si les organisations syndicales demandent un allègement des sanctions, elles n’en remettent pas en question le principe.
Il y a enfin les contrats de collaboration prévus pour les 3 000 Navigator en charge d’accompagner les bénéficiaires du RdC vers l’emploi. Le risque est selon les syndicats d’augmenter le nombre de précaires au sein d’Anpal Servizi et d’organiser une « guerre entre pauvres » en faisant cohabiter ces nouveaux précaires (Navigator) avec le personnel en place, lui-même en situation de précarité depuis plusieurs années en l’absence d’un contrat de travail stable 32. Les syndicats demandent donc au gouvernement de stabiliser la situation de tous les précaires d’Anpal Servizi. L’argument rejoint l’actualité et la mobilisation sociale des précaires d’Anpal qui luttent pour une requalification de leur contrat et pour garder leur emploi 33.

Conclusion

Le revenu de citoyenneté issu du décret-loi du 28 janvier 2019 est bien différent du projet initial, tant celui annoncé par le M5S lors de la campagne électorale que celui figurant dans le contrat de gouvernement. Compte tenu des nombreux critères requis et des modalités de calcul de son montant, le nombre de bénéficiaires et l’impact financier sur ces derniers sont très en deçà de ceux promis au départ. Les statistiques semblent le confirmer, d’autant que de nombreuses personnes remplissant les conditions nécessaires ne bénéficient pas du RdC. La promesse du M5S n’est donc tenue qu’en partie et le dispositif semble davantage avoir relevé d’une promesse électorale que d’un réel projet de lutte contre le chômage et la pauvreté. De plus, les prévisions ratées, les rejets des demandes, les retards sur le nombre prévu de Navigator, les difficultés rencontrées par les bénéficiaires du RdC dans l’ouverture de leurs dossiers, la non-mise en œuvre du pacte pour le travail ou encore le difficile retour à l’emploi des bénéficiaires (3,5 % des demandes acceptées) 34  conduisent à supposer que la coalition gialloverde voulait uniquement maintenir ses promesses électorales aux dépens des objectifs initiaux des réformes. Dans ce contexte, les trois organisations syndicales, sans contester la légitimité d’un tel dispositif, se montrent assez critiques vis-à-vis de cette réforme. Outre le regret de ne pas avoir été consultées, elles soulignent que le RdC n’est pas efficace pour lutter à la fois contre la pauvreté et contre le chômage, qui relèvent de problématiques plus larges ; selon elles, il devrait être accompagné de mesures complémentaires dans le champ de l’éducation, de la formation et de la santé notamment. Le discours syndical n’est donc pas dépourvu d’ambivalence, approuvant d’un côté le déploiement de ressources et d’aides aux plus précaires tout en critiquant de l’autre, de manière parfois assez floue, le RdC.
Depuis, l’étrange gouvernement gialloverde a implosé, laissant place à une nouvelle coalition formée du Mouvement 5 étoiles et du Partito Democratico (PD). Le M5S étant à l’origine du projet, ce nouveau gouvernement ne compte pas revenir sur le dispositif de RdC. Cependant, il compte apporter des modifications afin de l’améliorer dans la loi de finances 2020.

Andrea DI RUZZA 1

Sources :
Diamanti I., Lazar M. (2019), Peuplecratie, la métamorphose de nos démocraties, Paris, Gallimard.
Duvoux N. (2010), « Politiques d'insertion, une responsabilisation des pauvres ? », Sciences humaines, n° 220, p. 8, https://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2010-11-page-8.htm.
Istat (2019), Stabile la povertà assoluta. Le statistiche dell’Istat sulla povertà – Anno 2018, Statistiche Report, Istat, 18 giugno, https://www.istat.it/it/files//2019/06/La-povert%C3%A0-in-Italia-2018.pdf.
M5S, Lega (2018), Contratto per il governo del cambiamento, http://download.repubblica.it/pdf/2018/politica/contratto_governo.pdf.
Nizzoli C. (2018), « Italie : le revenu de citoyenneté comme programme phare du Mouvement 5 étoiles », n° spécial, « Protection des bénéficiaires des revenus minima garantis : débats et réformes », Chronique internationale de l’IRES, n° 164, décembre, p. 96-104, https://bit.ly/2ysnk4B.
SVIMEZ (2019), L’economia e la società del Mezzogiorno, Rapporto SVIMEZ 2019, novembre, http://lnx.svimez.info/svimez/il-rapporto/.

1. Étudiant en Master à l’Université Sorbonne-Nouvelle, stagiaire à l’Ires de mai à août 2019. L’auteur tient à remercier Cristina Nizzoli pour ses conseils et commentaires lors de l'élaboration de cet article.
2. La plupart des chercheurs spécialistes de la question s’accordent pour qualifier la Ligue et le M5S de populistes ; voir Diamanti, Lazar (2019).
3. M. Lazar, « Italie : “l’un des pays les plus europhiles est devenu euromorose et eurosceptique” », Le Monde, 6 mars 2018, https://bit.ly/2yl3OH5.
4. Un taux de chômage de 9,9 % en juin 2019 (Eurostat) et un taux de pauvreté de 19 % en 2018 (Istat).
5. Ce contrat scelle l’union entre la Ligue et le M5S.
6. Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL, Confédération générale italienne du travail), Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori (CISL, Confédération italienne des syndicats
de travailleurs), Unione Italiana del Lavoro (UIL, Union italienne du travail).
7. L’ISEE est une valeur numérique qui représente la situation économique d’une famille en tenant compte de son revenu, de son patrimoine mobilier et immobilier et des caractéristiques/ compositions du noyau familial.
8. Organisme conçu pour aider les familles dans les démarches administratives concernant la fiscalité. Les confédérations syndicales ont leur propre CAF. Parmi les 800 000 demandes de RdC effectuées au mois de mars, plus de 70 % ont été réalisées dans les CAF, sans qu’on puisse distinguer celles qui l’ont été dans les CAF des syndicats (Istat).
9. L’ Agenzia Nazionale Politiche Attive Lavoro (Anpal, Agence nationale des politiques actives pour le travail) coordonne les politiques du travail pour les personnes en recherche d’emploi.
10. Ils ont fait part de leur prévision le 4 février lors d’une audition au Sénat.
11. Reddito di Cittadinanza e Pensione di Cittadinanza, INPS, febbraio 2020, https://www.inps.it/
nuovoportaleinps/default.aspx?itemdir=53209.
12. G. Pogliotti, « Reddito di cittadinanza: primo calo dei percettori tra dicembre e gennaio, scesi a 990mila », Il Sole 24 Ore, 17 febbraio 2020, https://bit.ly/2QYJOAx.
13. « Reddito di cittadinanza, accordo con le Regioni per i navigator: saranno 3mila », RaiNews.it, 12 marzo 2019, https://bit.ly/2JCtFwF.
14. Chaque tuteur doit former en moyenne 100 Navigator.
15. L. Baratta, « Caos reddito di cittadinanza: i precari di Anpal costretti a fare da tutor ai navigator inesperti », Linkiesta, 19 settembre 2019, https://bit.ly/3bAeU9q.
16. Reddito di Cittadinanza…, INPS, op. cit.
17. M. Procopio, « Reddito di cittadinanza, “noi extracomunitari senza il sussidio per colpa di un emendamento della Lega e di un decreto mancante” », Il Fatto Quotidiano, 4 novembre 2019,
https://bit.ly/3a8xep5.
18. R. Ciccarelli, « Reddito di cittadinanza, la doppia pena dei poveri senza residenza », Il Manifesto, 30 novembre 2019, https://bit.ly/39tBpLN.
19. Les syndicats avaient déjà rédigé une plateforme unitaire en réponse à la première loi de finances d’octobre 2018, modifiée notamment suite aux pressions de l’UE.
20. CGIL/CISL/UIL, 5 febbraio 2019, https://www.uilca.it/pdf/news/memoria_commissione_lavorosenato_
5_febbraio_2019.pdf.
21. CGIL/CISL/UIL, ibid., p. 1.
22. « Italie : que peuvent faire les syndicats ? », Conférence de Giuseppe Iuliano à la Fondation
Jean Jaurès, 16 mai 2019, https://www.youtube.com/watch?v=_1OUSPQUhwc.
23. M. Landini, 28 marzo 2018, https://www.youtube.com/watch?v=mf1hcAvB1NM.
24. P. Di Marco, « Landini: “Basta interessi personali, serve un governo” », La Repubblica,
16 agosto 2019, https://bit.ly/3aqkrz8
25. CGIL/CISL/UIL, 5 febbraio 2019, op. cit.
26. CGIL/CISL/UIL, ibid., p. 3.
27. CGIL/CISL/UIL, ibid., p. 6.
28. V. Nuti, « Reddito di cittadinanza, Confindustria: “Troppo alto, scoraggia il lavoro” », Il Sole
24 Ore, 4 febbraio 2019, https://bit.ly/2UwTvIF.
29. Ils reçoivent une indemnité en cas de chômage involontaire.
30. Les offres considérées convenables sont très rigides même pour les chômeurs non bénéficiaires du RdC : https://bit.ly/2JZfyl0.
31. CGIL/CISL/UIL, 5 febbraio 2019, op. cit., p. 12.
32. Coordinamento nazionale precari di Anpal Servizi, « All’Anpal il record mondiale di precariato», Il Manifesto, 3 giugno 2019, https://ilmanifesto.it/lettere/reddito-di-cittadinanza/.
33. CGIL/CISL/UIL, 5 febbraio 2019, op. cit.
34. G. Pogliotti, « Reddito di cittadinanza, ecco l’identikit di chi ha trovato lavoro », Il Sole 24 Ore,15 febbraio 2020, https://bit.ly/2WWwT5M.