Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur de rue tunisien dans la ville de Sidi Bouzid, s’immole par le feu quelque temps après un contrôle de police tatillon et la confiscation de son outil de travail. Ce drame individuel marque le début de la révolution tunisienne et par extension de ce qui deviendra le « printemps arabe ».
Le caractère inédit de ces soulèvements tout comme l’apparente soudaineté de l’indignation populaire aux sources des « révolutions » arabes ont suscité toute une série d’interrogations. Le terme révolution est lourd de sens et fortement chargé d’histoire. Les processus à l’œuvre sont à la croisée d’un mouvement social de grande ampleur, d’un bouleversement sociétal, d’un renversement politique et d’une réforme institutionnelle. C’est tout le paradoxe de ces révolutions : soudaines dans la forme même de leur explosion mais fruits mûrs d’une histoire contemporaine des pays arabes qui en a posé les jalons. Sans négliger toutes ces dimensions, cette étude s’intéresse plus particulièrement à la place du mouvement syndical dans ces soulèvements populaires. A travers leur rôle, nous pouvons mesurer à quel point les processus révolutionnaires à l’œuvre étaient marqués du sceau de revendications sociales, notamment en termes d'emploi et de libertés publiques, ces thématiques étant intimement imbriquées dans le chœur des protestations.
Il s’agit donc ici d’analyser et d’évaluer le rôle du mouvement syndical et son degré de participation ou d’implication dans la vague des printemps arabes. Au-delà de la spontanéité des manifestations, les structures syndicales en place, ou nées pendant et après la « révolution », ont-elles permis d’asseoir et de défendre les aspirations exprimées par les peuples en révolte ? Si oui, quelle a été la nature exacte de leur rôle et comment se sont-elles positionnées vis-à-vis du pouvoir contesté, des structures politiques en charge de la transition et plus largement face aux réformes, plus ou moins radicales, qui en ont découlé ? Les printemps ont-t-ils permis, en retour, une redéfinition du paysage syndical dans ces pays ? Les droits sociaux (droit du travail, droit de la protection sociale) en sont-ils sortis renforcés ? Enfin, quel premier bilan est-il possible de tirer en termes d’impact sur les pratiques du droit et plus particulièrement pour la protection du travailleur et du citoyen ?
Dans cette étude, nous nous penchons plus particulièrement sur quatre Etats, à savoir la Tunisie, l’Egypte, le Maroc et l’Algérie. Les deux premiers ont changé leurs institutions et le mouvement syndical y a joué un rôle majeur ; leurs trajectoires post-transition ont ensuite été bien différentes (démocratisation pacifique en Tunisie, incertitudes institutionnelles en Egypte autour de la place occupée par les Frères musulmans et l’Armée avant sa reprise en mains par le pouvoir militaire) même si les derniers développements en Tunisie font apparaître une dérive autoritaire. Dans les deux autres pays, la réforme douce a été privilégiée par le pouvoir en place dans le but d’annihiler les possibilités de réforme de fond avant que l’Algérie ne connaisse une profonde réplique contestataire en 2019. Les syndicats nationaux, bien implantés et avec une solide expérience politique, n’ont pas forcément appuyé les mouvements sociaux, du moins dans la première phase.
Une mise en perspective historique met en lumière les mouvements sociaux qui ont émaillé les années précédant l’explosion de 2010-2011 tant en Tunisie et en Egypte qu’au Maroc ou en Algérie, voire ailleurs dans le monde arabe à titre de comparaison. Le printemps arabe peut en effet s’interpréter comme le point d’aboutissement d’un cheminement historique et majoritairement laïcisé de la protestation collective et notamment du mouvement syndical alors que les mouvements religieux avaient échoué par le passé à offrir des options sociales satisfaisantes aux travailleurs.
Après avoir étudié les tenants et les aboutissants d’un mouvement social, en amont des processus « révolutionnaires » comme au cœur des contestations, et examiné les moyens déployés par les syndicats pour défendre au mieux les intérêts des travailleurs, notre hypothèse est que depuis 2011 nous assistons à une redéfinition du réel politique, juridique et social dans le monde arabe qui a vu la matérialisation des revendications dans un mouvement social de masse, contribuant à la redynamisation des corps intermédiaires et pour partie des structures syndicales.