Faisant suite à la mobilisation des Gilets jaunes, ce rapport de recherche revient sur le thème de la « fracture territoriale ». Dans une première partie, il s’attache à objectiver la redistribution des services publics depuis les années 1980 dans le département de la Somme, et ce grâce notamment à l’exploitation de deux sources gérées par l’Insee, à savoir l’inventaire communal et la base permanente des équipements. Il met en évidence, cartes à l’appui, un processus de repli géographique, au détriment des petites communes, de plusieurs équipements publics. Ce mouvement est frappant dans le cas des équipements disséminés historiquement suivant un maillage fin – gares « de proximité », bureaux de poste, casernes de pompiers, écoles primaires – mais il concerne aussi, par exemple, les maternités ainsi que plusieurs équipements implantés à l’échelle des cantons – fermeture de nombreuses trésoreries, de quelques gendarmeries, menaces sur certains collèges.
Le rapport souligne ensuite un phénomène tout aussi important si ce n’est plus pour saisir l’organisation des services publics en zone rurale, à savoir leur externalisation sur des acteurs privés ou des collectivités territoriales – agences postales, bureaux de tabac, garages privés, structures associatives de médiation numérique… – et/ou sur les usagers eux-mêmes. Ainsi, concernant les services relevant de « l’administratif », la tendance est à l’ouverture de nombreux guichets mutualisés, « maisons de services au public » (MSAP) ou plus récemment lieux labellisés « France services ». Sans être véritablement « de proximité » – leur implantation se limite souvent, sauf dans le cas de services itinérants, aux principaux bourgs faisant office historiquement de pôles administratifs – ces « guichets » consistent parfois dans la simple mise à disposition de matériel informatique sans personnel dédié, comme dans le cas des MSAP postales. Même lorsqu’ils s’attachent à délivrer un service de meilleure qualité, ils emportent donc le risque d’une dualisation des services publics.
Basée sur l’analyse d’une quarantaine d’entretiens, mais aussi sur une large revue de littérature, la deuxième partie du rapport avance plusieurs pistes de réflexion concernant les effets de ces mouvements de repli sur les conditions de vie des classes populaires rurales. Tout en prenant ses distances avec des visions stéréotypées présentant les habitants des zones rurales comme les seules véritables victimes des processus à l’œuvre, visions instrumentalisées par les courants politiques réactionnaires cherchant à attiser la concurrence des malheurs, elle mobilise de nombreux témoignages qui attestent à tout le moins que, à l’heure de la supposée « simplification administrative », les contraintes associées aux démarches administratives n’ont pas disparu, loin de là. Les personnes rencontrées font en effet fréquemment état de difficultés d’accès au bon interlocuteur – et/ou de défaillances des téléprocédures – et aux droits correspondants, difficultés qui semblent redoublées dans le cas de ménages composés d’individus peu dotés en capital culturel, isolés – les démarches administratives sont souvent prises dans des formes de division du travail au sein des ménages ou d’échange avec le voisinage – confrontés à la précarité économique et aux difficultés de déplacement.