Quels sont les effets de la numérisation des activités sur la qualification ? Comment les salariés s’approprient-ils les outils numériques ? Ce rapport de recherche apporte des éléments de réponse à ces questions à partir d’une enquête menée auprès d’entreprises de trois secteurs d’activité – les services de soins à domicile, la construction d’hélicoptères et les services numériques – sélectionnés du fait d’une intégration différenciée des technologies numériques.
Le cas du service de soins à domicile (10 salariés) traite de l’adoption de tablettes numériques qui s’est faite sans consultation préalable des salariées. Cette innovation avait pour objectif de sécuriser et d’accroître les échanges d’informations entre aides-soignantes et infirmières. Elle rationalise ainsi la partie informationnelle du travail des aides-soignantes, renforce la professionnalité de leur travail, mais reste sans effet sur leur position hiérarchique ou leur salaire. Ces salariées font partie de cette sphère du monde du travail – les moins qualifiés, les moins payés, les plus précaires – où les progrès sociaux sont lents et les exigences professionnelles croissantes.
Dans le cas d’un hélicoptériste (6 500 salariés), les salariés ont l’habitude de se former et s’approprient aisément les nouveaux outils mis à leur disposition – ici aussi des tablettes numériques utilisées sur les lignes de montage. Mais la division du travail entre les bureaux d’études internes qui conçoivent et les lignes de montage qui « exécutent » contribue à séparer davantage travail prescrit et travail réel. Par exemple, avec la numérisation du montage, un nouveau profil d’« intégrateur » est conçu par les bureaux d’études, alors que dans les ateliers, deux catégories de monteurs – les ajusteurs et les électriciens – sont toujours distinguées… Ce découplage entre le prescrit et le réel favorise les incompréhensions entre conception et montage, et génère des erreurs tant pourchassées par ailleurs par l’entreprise.
Enfin est étudié le cas d’une grande ESN qui intègre les technologies numériques les plus récentes et les plus performantes : cloud, intelligence artificielle et big data. Cette société est « faiseuse » de technologies et n’est donc pas distanciée par elles. Elle accueille une main-d’œuvre très qualifiée composée essentiellement de jeunes ingénieurs attirés par l’intérêt du travail dans une multinationale et capables d’intégrer facilement les changements technologiques. Mais ce volet high tech de l’activité masque difficilement l’obsolescence des compétences d’une grande partie des salariés – près d’un sur cinq – et leurs faibles perspectives de reconversion. De plus, cette entreprise pâtit de la « pénurie » de main-d’œuvre qui atteint le secteur du numérique. Ce constat exprime un rapport social : les employeurs ne favorisent guère la mobilité ascendante des salariés, limitent les augmentations de salaire, contraignant de nombreux collaborateurs après deux à trois ans d’ancienneté. Plus encore, l’entreprise met en œuvre une stratégie d’« offshorisation » qui obéit, elle aussi, à une logique de réduction des coûts du travail.
Ces trois cas mettent en exergue des dynamiques inhérentes à la révolution numérique qui soulèvent des questions de fond quant à la qualification du travail. Celle-ci ne s’en trouve pas nécessairement accrue ou même valorisée du point de vue salarial ou de la carrière professionnelle. Pour qu’elle le soit, les salariés devraient au minimum être accompagnés dans la mise en œuvre de ces transformations technologiques, ce qui n’est généralement pas le cas.
Dès lors, loin de s’adosser au plus près des diverses réalités socioéconomiques (secteur, entreprise, emplois) où elles se développent, les nouvelles technologies sont davantage synonymes de prescriptions supplémentaires, de contrôle accru par la hiérarchie. Elles seraient certainement mieux acceptées si elles se dégageaient, au moins en partie, d’une logique monolithique de rationalisation.