Entre 2008 et 2014, 9 115 citoyens de l’Union européenne (UE) résidant en Belgique se voient délivrer une mesure d’éloignement du territoire belge, appelée « ordre de quitter le territoire ». En d’autres mots, ils sont expulsés 1, non pas pour des raisons d’ordre ou de sécurité publics mais pour des raisons « économiques ». Il s’agit de personnes qui demandent ou bénéficient d’une prestation sociale, de demandeurs d’emploi et même de certaines catégories de travailleurs. Le motif invoqué pour justifier la mesure d’expulsion est que ces citoyens représenteraient une « charge économique déraisonnable » pour la Belgique. Ces décisions sont habillées juridiquement en se fondant sur le droit de l’UE en vigueur. Dit autrement, ce serait l’Union européenne qui l’exigerait, « le but de l’Europe n’étant certainement pas d’encourager le tourisme social 2 ».
Ces pratiques sont cependant contestables d’un point de vue politique et juridique. Du point de vue politique, les études existantes, dont celles de la Commission européenne, ont démontré que les migrations ne constituent pas une menace pour l’équilibre budgétaire des pays d’accueil, la population étrangère apportant globalement par ses contributions davantage aux caisses de l’État et caisses sociales que ce qu’elle reçoit. Au plan juridique, ces pratiques d’expulsion des citoyens de l’UE s’appuient sur une interprétation nouvelle et contestable de la législation européenne, qui contredit la lettre et l’esprit de la construction européenne. En 1957, les fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE) avaient compris qu’un marché « unique » exigeait la suppression des obstacles à la libre circulation des travailleurs, et que la libre circulation devait être une des libertés économiques fondamentales, en évitant que les travailleurs migrants ne soient lésés en matière sociale, ce qui supposait un socle de droits minimaux et l’égalité de traitement.
Le droit à la libre circulation est l’un des avantages de la construction européenne les plus palpables et le plus cité par les citoyens de l’UE, comme le rappelle sans cesse la Commission européenne (2013a). Environ 14 millions d’Européens, presque 2,5 % de la population, vivent aujourd’hui dans un pays de l’UE dont ils ne sont pas les ressortissants et exercent ce droit. Tous les citoyens de l’UE sont potentiellement concernés. Ceux et celles qui n’ont jamais quitté leur pays ne peuvent exclure d’avoir à plier bagages à un moment donné de leur vie, comme en attestent les flux importants d’émigration de jeunes Portugais, Italiens, Grecs ou Espagnols depuis le déclenchement de la crise économique et financière en 2007-2008. Même le nombre de citoyens belges vivant à l’étranger est passé d’un peu moins de 300 000 à plus de 380 000 en dix ans selon le ministère des Affaires étrangères. En croisant ces chiffres avec les statistiques de l’ONU et des pays de destination, le nombre de Belges vivant régulièrement à l’étranger peut être estimé à plus de 500 000. La France est leur destination préférée, suivie par les Pays-Bas, l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suisse, ou encore, majoritairement pour les pensionnés, l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Il en est de même pour d’autres pays. Par exemple, 1,7 million de Français vivent officiellement hors des frontières nationales, soit une croissance moyenne de l’ordre de 3 % observée au cours des dix dernières années 3.
Face aux milliers de migrants d’États tiers à l’UE refoulés aux frontières européennes, l’idée d’« expulsion » associé aujourd’hui au destin d’un citoyen ou d’une citoyenne de l’UE a pu prendre au dépourvu, voire inquiéter, au regard du projet d’intégration européenne, surtout dans un des pays fondateurs de la construction européenne. Ce phénomène touche désormais bien d’autres pays, dont la France 4.