L'année 2020 a été marquée par une forte récession économique, provoquée par la pandémie de Covid-19. Au niveau mondial, l’activité a reculé de plus de 4 %. À l’exception de la Chine où la croissance est restée positive, cette récession a touché à des degrés divers les principales économies de la planète. L’année 2021 a en revanche enregistré un net rebond de l’activité économique dans la plupart des pays, sans toutefois effacer entièrement les stigmates des premières vagues de la pandémie sur la situation économique et sociale, alors qu’une cinquième vague, due au variant Delta, se propage, et que le nouveau variant Omicron porte le nombre de nouveaux cas à des niveaux encore jamais atteints.
Pour l’essentiel, la récession de 2020 est la conséquence des mesures de confinement et de fermeture partielle ou totale des activités économiques prises par les gouvernements pour prévenir l’accélération de la pandémie. La dégradation de la situation économique et sociale présente donc un caractère original dans la mesure où elle est le résultat direct de décisions explicitement politiques. Dans le même temps, et très rapidement, des mesures de soutien d’une ampleur inégalée et de nature inédite ont été mises en œuvre pour atténuer les effets de la mise à l’arrêt de secteurs entiers de l’économie. Si l’on peut parler de « crise » pour décrire la brutale dégradation de la situation économique et financière de nombreuses entreprises et de leurs chaînes de valeur, le terme ne revêt pas ici le même sens que celui qu’on lui prête habituellement dans la littérature académique : la crise économique ne résulte pas de l’exacerbation des dysfonctionnements observés sur les différents marchés ; elle est la conséquence directe de mesures politiques qui ont imposé à certains acteurs économiques des contraintes exceptionnelles pour des raisons sanitaires.
La période actuelle revêt de nombreuses singularités tenant à l’interaction entre trois dimensions :
- sanitaires : ampleur des différentes vagues épidémiques, mobilisation des systèmes de santé, nature et efficacité des mesures de sécurité et de confinement, et développement plus ou moins accéléré de la vaccination ;
- économiques : forts impacts sur certains secteurs de services habituellement épargnés lors des retournements conjoncturels ; fragilisation inégale du tissu productif, du fait de la diversité des rythmes de redressement de l’activité (par exemple l’automobile souffre encore des pénuries de semi-conducteurs) ; impacts des mesures correctrices adoptées par les entreprises pour compenser les pertes d’activité et de productivité (licenciements, non-renouvellement des contrats, etc.) ;
- sociales et sociétales : vulnérabilité de certaines populations, retentissements psychologiques ; accélération – ou non – de certaines transformations déjà à l’œuvre avant la crise (aggravation des inégalités, prise de conscience des enjeux environnementaux, transformation numérique, rapport à la mobilité, à l’usage de l’automobile par exemple, pratiques nouvelles de consommation).
Les effets de cette crise sont loin d’être homogènes sur le tissu productif. D’une part, les divergences d’évolutions sectorielles sont très marquées : certains secteurs des services (commerce, transport routier de marchandises mais aussi livraison de repas à domicile, etc.) ont pu poursuivre et même développer leur activité, tandis que d’autres ont vu cette activité ralentie, voire totalement stoppée (culture, hôtellerie-restauration…). D’autre part, dans un grand nombre de pays, les secteurs touchés par cette crise ont été dans un premier temps très différents des ceux affectés lors de la crise enclenchée en 2008 (industrie manu-
facturière et BTP). Des contraintes totalement inédites ont plus récemment émergé en matière d’approvisionnement, révélant la fragilité des chaînes de valeur mondialisées de certains secteurs industriels, fortement dépendants des composants électroniques, comme l’automobile, ou des matières premières (principes actifs), comme l’industrie pharmaceutique.
La succession de différentes vagues, et une durée longue (2 ans) de la crise sanitaire étaient attendues. Cela s’est confirmé. La spécificité des impacts sur le tissu productif a appelé et appelle encore des réponses souvent inédites, de la part des pouvoirs publics, des entreprises et des acteurs sociaux. Les outils usuellement mobilisés en période de retournement conjoncturel n’étant pas toujours à la hauteur ou mal adaptés, il a fallu innover pour protéger – du moins en partie – les entreprises de proximité, les indépendants et accompagner les stratégies déployées par les entreprises pour compenser des pertes exceptionnelles d’activité et de productivité.
Ce numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES se concentre sur les réactions et les stratégies inédites déployées par les gouvernements ainsi que par les interlocuteurs sociaux pour faire face à cette crise, soit lorsqu’ils sont impliqués pour répondre au choc d’activité, soit par les mobilisations dont ils sont à l’initiative dans certains secteurs, notamment « essentiels ». Il fait suite au numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES qui portait spécifiquement sur les mobilisations sanitaires des États face à la « première vague » de l’épidémie de Covid-19 [1].
Ce numéro spécial donne à voir un panorama synthétique des effets éco-
nomiques et sociaux de la crise sanitaire, en soulignant leur caractère original principalement par rapport à la crise de 2008-2009, ou dans certains pays comme l’Argentine, par rapport à la crise de la dette de la fin des années 1990, qui fait davantage sens comme point de comparaison. Il examine les réponses apportées par les pouvoirs publics et leur caractère exceptionnel, à la fois par l’ampleur, la diversité et la nature des mesures adoptées. Enfin, il analyse les modalités d’ajustement de secteurs d’intérêt ou particulièrement exposés pour les pays concernés (l’industrie automobile, le tourisme, le commerce, l’hôtellerie-
restauration, la culture, etc.) ou encore de certains segments du marché du travail (les indépendants, les personnes occupant des emplois précaires notamment) et les formes de mobilisations qu’elles ont pu susciter [2].
Quatre constats ressortent des analyses comparatives de la crise économique et sanitaire et des mesures prises pour l’endiguer dans les sept pays qui composent ce numéro (Allemagne, Argentine, Danemark, Espagne, États-Unis, Italie, Royaume-Uni), et de l’analyse transversale des efforts budgétaires consentis et de leurs limites.
1) Les mesures mises en œuvre dans les pays analysés dans ce numéro présentent plusieurs similitudes. En premier lieu, la priorité a été dans les grands pays européens de préserver l’emploi et les revenus et non pas l’activité productive comme c’est le cas habituellement, dans un contexte où les économies se sont trouvées subitement mises à l’arrêt ; aux États-Unis au contraire, l’ajustement s’est fait au détriment de l’emploi avec de très nombreux licenciements à court terme (layoff). Là où elles ont été privilégiées, les mesures de sauvegarde de l’emploi ont principalement porté sur l’emploi permanent, pouvant aller jusqu’à l’interdiction du licenciement ; mais elles ont porté aussi, et de façon inédite, sur l’emploi temporaire dans certains cas. L’accent a également été mis sur les dispositifs de maintien des revenus, y compris auprès de catégories jusque-là peu ou pas concernées par ce type de dispositifs : les indépendants, les travailleurs informels, les travailleurs temporaires (CDD, saisonniers, intérimaires, etc.) et les plus démunis, fortement impactés par les mesures sanitaires. Enfin, pour les entreprises (et indépendants), les mesures de soutien de l’offre ont principalement pris la forme de prêts garantis et de reports de cotisations.
2) On a assisté à une quasi-
généralisation du dispositif d’activité partielle et à son renforcement, qui s’est avéré central pour atténuer l’ampleur du choc d’activité à l’exception là encore des États-Unis. Les formes en ont été variées : subventions directes des salaires versées aux entreprises, dispositifs compensant pour les salariés la baisse d’activité pouvant aller jusqu’à l’interruption totale mais temporaire d’activité… La généralisation et le renforcement de ces mesures ont concerné tous les pays européens, y compris ceux dans lesquels le dispositif n’existait pas jusqu’ici, comme le Royaume-Uni.
Dans certains cas, les dispositifs d’activité partielle se sont accompagnés ou ont été concomitants de mesures concernant les licenciements : interdictions (en Italie, en Espagne, et en Argentine) ou incitations à ne pas licencier (au Danemark). Ici encore, de telles mesures n’avaient jusqu’à présent jamais été mises en œuvre. Leur efficacité est difficile à évaluer : dans certains cas, les entreprises ont eu recours à des licenciements anticipés, comme cela semble être le cas en Italie ; dans d’autres, comme celui du Danemark, les entreprises ont privilégié le maintien de la main-d’œuvre permanente, au détriment de la main-d’œuvre temporaire.
Ces mesures d’activité partielle, plutôt consensuelles, ont toutefois parfois soulevé des débats notamment lorsque les garanties en matière de maintien salarial n’étaient pas totales ou encore lorsque ces mesures ne s’accompagnaient pas de contreparties.
3) L’activation de mesures inhabituelles au regard des modèles de protection sociale en vigueur dans les différents pays révèle la priorité donnée au pragmatisme dans la gestion de la crise. Dans le cas du Royaume-Uni par exemple, la mise en œuvre d’un dispositif de protection de l’emploi (Coronavirus Job Retention Scheme) où l’État rembourse les salaires aux entreprises plaçant leurs salariés en chômage temporaire marque une rupture assez nette avec la logique consistant à privilégier le versement de prestations universelles en cas de dernier secours. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral a financé les dispositifs d’assurance chômage temporaire usuellement mis en œuvre en temps de crise et les a étendus aux indépendants. En Italie, des mesures spécifiques ont été prises pour protéger les populations précaires : une aide de 1 000 euros a été prévue pour les saisonniers qui travaillent dans le secteur du tourisme, ainsi que pour les travailleurs du spectacle et pour les indépendants. En Argentine, des dispositifs spécifiques ont été pris pour éviter que les personnes les plus précaires soient expulsées de leur logement. Certaines catégories de travailleurs indépendants, notamment les auto-entrepreneurs, ou encore des travailleurs ayant un emploi précaire ou informel dans des secteurs touchés n’ont parfois pas été éligibles aux aides, et ont été fortement affectés par la crise. D’une manière générale, la crise a amplifié les inégalités (d’épargne, de patrimoine et de revenus), les mieux lotis étant moins affectés par les mesures de confinement et les fermetures : par exemple, les cadres pouvant davantage poursuivre leur activité, par exemple en télétravail, ont moins souffert de pertes de revenus que les ouvriers ou les employés.
4) Le rôle des interlocuteurs sociaux dans la mise en place et/ou la gouvernance des dispositifs d’aide a été très variable d’un pays à l’autre ainsi que dans les mobilisations et les grèves qui en ont résulté. Au Danemark, l’État s’est, fait exceptionnel, substitué aux inter-
locuteurs sociaux dans la mise en place du chômage partiel. Toutefois, les autres mesures y ont fait l’objet de nombreux accords tripartites qui sont survenus à un rythme soutenu. C’est aussi le cas en Espagne, où les mesures ont été prises après concertation des acteurs sociaux, contrairement au traitement qui leur avait été réservé lors de la crise financière enclenchée en 2008-2009. En Allemagne, les interlocuteurs sociaux ont été mobilisés au niveau de la branche et des entreprises, à l’instar de ce qui s’est passé lors de la crise de 2008-2009. Dans d’autres pays comme les États-Unis, où la négociation d’entreprise n’a pas montré un caractère particulièrement innovant durant la première année de la pandémie, une résurgence des grèves à l’occasion du renouvellement des contrats collectifs a cependant surgi à la fin de l’été et durant l’automne 2021 dans plusieurs secteurs très divers, comme l’agroalimentaire, la restauration, le secteur hospitalier, mais aussi la sidérurgie ou encore le soin. Ce regain des mobilisations annonce une redéfinition du rapport de force salarial aux États-Unis dans un contexte marqué par des pénuries de main-d’œuvre provoquées par de nombreuses démissions de travailleurs, notamment dans les secteurs à bas salaire qui expriment leur refus de conditions de travail particulièrement dégradées.
Toutefois, un grand nombre des mesures prises pour faire face à cette récession inédite sont provisoires. Qu’en restera-t-il quand elles arriveront à leur terme ?
Certains pays se sont interrogés sur les impacts à plus long terme des politiques économiques et sociales qu’ils ont été amenés à mettre en œuvre. En Allemagne, une grande partie du paquet conjoncturel de 2020, intitulée « paquet d’avenir », est un programme d’investissements à long terme concentré sur la transition écologique et numérique notamment pour soutenir la production de véhicules électriques et d’hydrogène. En Espagne, la pérennisation du dispositif de chômage partiel, qui s’accompagne du gel des licenciements, est évoquée : elle interroge sur l’amorce d’une inflexion vers plus de flexibilité interne (réduction du temps de travail, formation…). Dans ce pays, des mesures pérennes, comme la mise en place d’un revenu minimum garanti, sortent légitimées par cette période exceptionnelle. De même, de nouvelles réflexions ont émergé sur la réduction du temps de travail ainsi que sur les évolutions possibles du secteur du tourisme, l’un des piliers de l’économie espagnole, en direction d’un tourisme plus soutenable et plus durable. En Italie, les mesures visant à protéger les précaires pourraient être amenées à durer. Aux États-Unis, l’absence de congés maladie payés et les difficultés d’accès à la garde des jeunes enfants (coût et qualité) font plus que jamais débat, ce qui pourrait à terme déboucher sur des changements législatifs majeurs en la matière.
Odile CHAGNY et Frédéric LERAIS*
[1]. « Les mobilisations sanitaires des États et de l’Union européenne face à la première vague de Covid-19 », n° spécial, Chronique internationale de l’IRES, n° 171, septembre 2020, https://bit.ly/3oxRBFj.
[2]. Les mesures décrites dans ce numéro sont celles qui ont été mises en œuvre sur la période allant jusqu’au troisième trimestre 2021. La violence possible de la nouvelle vague et l’allongement de l’horizon pandémique qui en résulte risquent de poser en termes nouveaux la question de la pérennisation-fermeture-adaptation des dispositifs innovants.
*Chercheure à l’Ires ; directeur de l’Ires.